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Le Nouvelliste

Un Jouthe à deux vitesses et les faiblesses de l’Empire

April 22, 2020, midnight

« These are Haitians, they are coming home, we must accept them », aurait dit Joseph Jouthe, apparemment nourri de compassion et de sentiment national, au sujet des déportés que les États-Unis débarquent ici. Parmi eux, des personnes infectées. C’est vrai que ce sont des Haïtiens et nous devons les accepter. Mais c’est un Jouthe en deux morceaux qui se plie à la volonté de l’Empire n’ayant ni compassion ni sentiment national quand il s’agit de compatriotes désireux de rentrer chez eux. À ceux-là il fait des exigences monétaires et administratives qui sont simplement illégales, voire anticonstitutionnelles. Ce Jouthe à deux vitesses est typique : c’est la tradition instaurée par Moïse/PHTK que de tout donner aux États-Unis et de tout prendre aux Haïtiens. Mais pour faire un retour, il fallait un départ. Il y a ceux qui sont partis parce que l’ailleurs leur semblait le seul espoir. Tristes de ne pouvoir faire autrement. Sachant que l’adaptation, la perte d’habitudes et d’amis allaient leur coûter. Réalistes, sachant qu’il n’existe nulle part sur terre (à l’exception peut-être de quelques « aideurs » et « aideuses » allant dans l’enfer des pauvres tripler leurs revenus, réaliser leurs fantasmes et s’acheter une notoriété) un paradis fait par les humains pour accueillir d’autres humains. Il y a ceux qui sont partis en ajoutant à ce choix pragmatique qu’on ne peut leur reprocher (on peut trouver des raisons de partir comme des raisons de rester) quelque chose qui relève presque de la pathologie : une mythologie. Avant même leur arrivée « à bon port », leur conviction était faite. Pour eux l’Empire face à Haïti, c’était le bien contre le mal, le moderne contre l’archaïque, la science contre l’obscurantisme, le confort contre l’inconfort, la réussite individuelle et collective contre l’échec, la technique et le savoir-faire contre l’amateurisme… Très vite, au bout de quelques mois, de quelques semaines, ils s’étaient transformés en donneurs de leçons. Dans leurs correspondances, leurs conversations téléphoniques avec les frères et sœurs restés au pays, lors de leurs vacances dans leur patelin, ils se transformaient en griots ayant trouvé la vérité et la contant aux enfants du pays. Ils avaient bêtement confondu niveau de développement et organisation sociale. Ils n’avaient pas vu que les soins de santé, les droits des travailleurs, les conditions de reproduction de soi et de ses enfants, tout cela était soumis à la dure loi d’un capitalisme de plus en plus sauvage, sans complexe, dans lequel la discrimination raciale tient encore une grande place. Il a suffi d’une crise pour que les mythes vacillent. Ils ne pourront pas dire : voilà comment le problème a été vite traité à New York. Parmi les morts, toujours trop nombreux d’où qu’ils viennent et qui qu’ils soient, des proches, des amis. L’Empire a failli, dans l’hypothèse la plus clémente il a montré ses failles. Que c’est triste de vivre (et de mourir) dans une société dont on ne voit pas les mécanismes. La leçon s’il en faut une, c'est que nous fuyons des sociétés à changer vers des sociétés à changer. Ici ou là, dans ce monde à transformer, la mort n’en finit pas de nous traquer. Lyonel Trouillot