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Le Nouvelliste

Urgence de la question sociale

April 17, 2020, midnight

J’entends les voix qui vont dire : parler des différences de revenus, de classes sociales, d’exploitation, d’exclusion, ce n’est guère le moment, l’heure est au front commun; l’ennemi, c’est le virus. Il reste qu’à cinq cent mètres de chez moi vivent des êtres humains qui côtisent pour acheter des seaux d’une eau non potable en fixant les termes du rationnement : un jour pour toi, un jour pour moi. C’est leur quotidien, leur normalité. Après le séisme de 2010, on avait aussi entendu des voix dire : ce n’est pas le moment de parler de classes sociales, nous voilà tous unis pour reconstruire et s’entraider. Ces êtres humains qui se partagent cette eau pourrie, ils sont là depuis 2010. Je répondrai donc à ceux qui prétendent qu’il ne faut pas parler de problèmes sociaux en temps de crise que les crises sont au contraire des moments historiques où il convient d’en parler. Ces crises, dans leur expression matérielle, font remonter à la surface les problèmes sociaux, les injustices sociales, avec lesquels on avait l’habitude de faire la paix, qu’on avait d’une certaine manière normalisés. La normalité de cette société est en effet la reproduction décomplexée de mécanismes d’exclusion et d’exploitation telles que la majorité des  citoyens haïtiens vivent dans des conditions inacceptables d’un point de vue humaniste. L’arrivée au pouvoir de Martelly/Moïse/PHTK n’a fait que renforcer cette normalité, condamnant tout ce qui renvoie aux notions d’intérêt général et de bien public à n’être plus que parodie. C’est dans ce contexte et ces structures qu’arrive la catastrophe imprévue de la pandémie à laquelle la réponse donnée n’est jusqu’ici que parodique et catastrophique. Le Premier ministre de facto revendique de plus en plus un droit à la vulgarité et la grossièreté tout en prétendant découvrir les vertus du dialogue avec les « bandits ». Mais qui, quel pouvoir, quelles structures ont conduit ce pays à la prolifération des gangs en en faisant souvent des alliés politiques ? Le ministre de l’Éducation nationale profite de l’attention portée ailleurs pour annoncer que « par décision ministérielle » le passage à la classe supérieure sera désormais automatique pour les trois premières années de l’école fondamentale. Cela se fait ailleurs, il n’a qu’à copier en faisant l’économie de la discussion. Comment juger cet empressement de remettre les ouvriers de la sous-traitance au travail sans des mesures claires pour assurer leur protection ? Après tout, un ouvrier c’est peu, dans le sens ordinaire de la distance sociale. Dans des pays avec un niveau de développement plus élévé et moins d’inégalités sociales, elle est posée. Ne cherchons pas des raisons de la fuir ici. Ce sont d’ailleurs ceux-là qui l’évacuent en des temps « ordinaires » et vivent décomplexés leur vie de nantis sans se soucier de la misère des autres qui peut faire leur richesse qui s’empressent de dire que le temps n’est pas « à la division », « aux querelles » devant une catastrophe. La plus grande catastrophe ici c’est cette société d’injustices et d’inégalités. C’est dans ses plaies que le reste vient s’installer. C’est aussi parce qu’il n’a pas l’habitude de penser le social que le pouvoir semble aussi embrouillé et désemparé.