Le Nouvelliste
Le mouvement moderne dans l’art haïtien
Jan. 14, 2021, midnight
Jusque dans les années 1920-1930, il y avait en Haïti quelques rares artistes officiels et un nombre relativement grand de peintres considérés comme amateurs, dans les élites et dans les classes moyennes, et comme artisans dans les milieux populaires. Ralliés aux idées de Jean Price-Mars, les artistes amateurs ont voulu faire une peinture qui, dans un premier temps, allait exalter la beauté du pays. Le mouvement indigéniste en littérature avait ainsi rallié peintres et dessinateurs. Sur le plan de la forme, on note une persistance de l’académisme « importé » qui était cependant accompagné d’une quête d’identité nationale. C’est d’ailleurs cette quête, cette rupture avec les thèmes traditionnellement traités, bref, ce changement dans le fond et non dans la forme qui autorise l’association de telles œuvres à une étape prémoderne Avec l’ouverture du Centre d’Art (1944) ayant à sa tête Dewitt Peters, un artiste américain bien imbu des libertés formelles que proposaient les courants modernes, tous les espoirs étaient permis. Ces artistes haïtiens qui avaient acquis une certaine formation pour la plupart, dans les écoles congréganistes, savaient fort bien que les styles qui marquaient leur époque étaient loin déjà d’un quelconque académisme. Mais le public n’y croyait pas. Ainsi, a été encouragé au sein du Centre, une peinture confortable, traditionnelle, qui se devait d’être « typique » dans le but de s’identifier au terroir. Cette peinture, avec tout ce qu’elle comporte de superficiel, a entrainé un art répétitif, asphyxiant. Alors est arrivé au Centre d’Art une exposition de l’avant-garde cubaine qui allait apporter une force nouvelle, une foi renforcée dans le progrès, dans une évolution nécessaire pour sortir de la stagnation, de la routine misérable. Cette exposition a laissé le public haïtien dans la plus grande indifférence. Elle a cependant eu un sérieux impact dans le milieu des artistes qui découvraient la possibilité pour des Caribéens de vivre sans les contraintes qui les empêchaient d’avancer dans la trajectoire, certes laborieuse, mais libre de l’art moderne. Se séparant du Centre d’Art en 1950, ils ont créé le Foyer des Arts Plastiques. Il ne fallait plus de distinction entre modernes et primitifs puisqu’ayant côtoyé ces artistes dits primitifs, ils leur ont emprunté quelques données formelles qu’ils ont voulu intégrer dans leur art comme la composition circulaire, les fortes lignes de contour, les couleurs pures… Sous l’influence de maîtres européens, les artistes du Foyer ont créé un art d’où était éliminé le narratif, un art en rupture avec la peinture confortable des beaux paysages. Comme toute avant-garde, ils ont eu à faire face à l’opposition farouche des autorités et du public en général qui voyaient dans leurs images des tendances communistes. Pour cette raison, entre autres, on assiste dans les années 1950 à un exode massif d’artistes embarqués dans le courant moderne. Cet exode s’est poursuivi durant les années de la dictature installée dès 1957. À l’étranger, ils ont fréquenté les milieux artistiques et se sont imprégnés des tendances nouvelles. D’autres, restés en Haïti, s’étaient fait de nouveaux maîtres parmi les grandes figures de l’art moderne occidental. Tous ils ont cherché à adapter ces langages nouveaux, ce vocabulaire nouveau à la hauteur de ce qu'ils voulaient dire. On constate aussi que les Haïtiens commencent à consommer l’art de leur pays et leur préférence va aux modernes. À cela, il y a deux raisons possibles : leur indigestion chronique de l’art dit primitif, de cette peinture gauche que les touristes disaient naïve. La peinture qu’il considérait moderne semblait mieux répondre à leurs aspirations. L’Académie des Beaux-Arts est venue renforcer ce goût. Tout au long des années 1970-80, de jeunes artistes haïtiens nés au États-Unis, où étaient partis pour y étudier, sont revenus au pays et ont retrouvé d’autres jeunes qui, eux aussi, avaient pris la voie moderne. Entre-temps, l’identité nationale avait cessé d’être une préoccupation première tant pour les artistes que pour le public. Dans leur développement, les artistes haïtiens modernes ont prouvé que toute création est authentique, qu’elle implique l’artiste lui-même, avec toutes ses circonstances qui sont forcément nationales et pouvant aussi toucher à l’universel. S’il est vrai que longtemps, Lucien Price a été le seul de nos artistes à faire de l’art abstrait, de plus jeunes ont repris le maillet et cherché, eux aussi, à approfondir les mystères de l’inconscient et à tester les réponses du public aux formes abstraites. Cette réponse fut longue à venir mais c’est actuellement chose faite : l’art abstrait chez nous est une réalité. Notons enfin que, se positionnant parmi leurs pairs du monde entier, certains artistes haïtiens ont voulu dans leur évolution opter pour certaines formes qui ont clairement été des facteurs pavant la voie pour l’arrivée de « l’art contemporain ». Ceux qui se disent de ce courant actuel pourront, dans cette exposition-témoignage en hommage aux modernes, tirer des leçons sur l’évolution de l’art chez nous.