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Le Nouvelliste

L’opportunité d’exister

April 14, 2020, midnight

De nombreux analystes notent, et c’est France Culture qui le relève dans sa Revue de presse des idées, que la brutalité de la crise du Covid-19 remet l’histoire en marche et autorise à imaginer des bouleversements exceptionnels à venir. France Culture donne la parole à de grandes pointures contemporaines de la politique et de la littérature comme Henri Kissinger, Nancy Houston, Arundati Roy, Michelle Bachelet. Et l’on ne sort pas indemne de leurs analyses, perspicaces, sobres et modestes. Il faut avoir vécu colleté au monde, à son écoute, longtemps, avoir été acteur, même si c’est du mauvais côté de l’histoire, pour bien mesurer les faillites, soupeser les éléments qui ont aiguisé les extrêmes depuis la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup, et jusqu’à certains membres du Congrès américain, se sont émus le mardi 7 avril de la décision de l’Administration américaine de déporter des Haïtiens en pleine pandémie du Covid-19, comme d’ailleurs l’ont fait, il y a quelques jours, les autorités de Turks and Caicos. Que peuvent la compassion et l’amitié contre les lois et les institutions de ces pays ? Rien. Nous pouvons certainement passer ces décisions dans le tamis de l’histoire et les trouver moralement injustes. Le cas américain a beaucoup plus choqué parce qu’il semble allonger une liste de mesures destinées à éprouver la petite république que les autorités américaines avaient classé, quelques mois auparavant, pays où le niveau de risque est maximal, où ne se rendre qu’en cas d’urgences extrêmes, en admettant qu’il puisse avoir des urgences qui valent la peine de se mettre en danger. Cette mise en garde a eu des incidences chiffrables sur divers secteurs d’activité. La France et le Canada l’ont fait aussi. Au-delà des raisons apparemment objectives que « nos amis » ont pu avoir, ces décisions ont contribué à nourrir, sans aucun doute, « la littérature de la résilience », fausse bien sûr, qui nous est collée à chaque fois, dans les discours, toujours un brin admiratif, des uns et des autres. Bravo de pouvoir vivre ici, d’arriver à tout supporter. Tenez, on vous envoie quelques compatriotes pour grossir le nombre de chômeurs, vous saurez vous en sortir, vieux routiers de la catastrophe, résilients que vous êtes ! L’histoire est remise en marche, cela fait trop longtemps qu’elle s’était arrêtée, coincée dans des discours convenus, enfermée dans des stéréotypes religieux pour la plupart destinés à tenir en respect les plus vulnérables afin qu’ils acceptent leur situation. Si cette marche accélérée de l’histoire ne permettra peut-être pas d’arrêter la construction des murs, l’établissement ou le rétablissement des frontières, elle libérera quelque peu les consciences et forcera les sourires face à la bêtise, au racisme décomplexé et ramènera plus d’un à la réalité : il y a trop d’inégalités et certains, soit à titre individuel, soit au nom des États qu’ils représentent, préoccupés uniquement par des intérêts nationaux, ou d’une oligarchie, se sont permis et se permettent trop de choses, dont le fait d’organiser dans certains cas des ruptures avec l’histoire, des amnésies commandées, pour asseoir leur domination. Aucune nation aujourd’hui ne peut, comme le dit Victor Hugo, « étonner la catastrophe » tant elle a été cyniquement préparée, tant le monde n’a pas respecté ses propres promesses, a violé ses propres lois et s’est révélé incapable de faire bloc contre la misère et l’exclusion. La gestion du choléra en Haïti, les tergiversations des Nations unies, tantôt pour occulter la question, tantôt pour se dédouaner, jusqu’à l’arrivée de timides excuses, non accompagnées de réparation, en disent long sur les intérêts des uns et des autres et sur la place des silences dans l’histoire. Les bouleversements seront peut-être plus relatifs qu’exceptionnels, mais après la pandémie il y aura autre chose. La fin d’une course marque le début d’une autre. Toutes les grandes guerres étaient les dernières, jusqu’à ce qu’elles recommencent avec des moyens plus sophistiqués, plus de haines et de volonté de détruire. Les fronts sont calmés. Les Soudanais du Sud, pour la première fois depuis longtemps, ont accepté de ne pas se parler par armes interposées. En attendant la suite. Certains parlent des opportunités qu’offrent les crises, il faudra que l’une de ces opportunités, pour nous qui vivons en Haïti et pour ceux qui vivent dans les pays pauvres en général, soit enfin celle d’exister.