Le Nouvelliste
Bois-Caïman, l'expression de notre ingratitude
Aug. 19, 2020, midnight
Une route poussiéreuse conduit au site de Bois-Caïman, à quelques kilomètres du Cap-Haïtien et de Plaine-du-Nord. Pour lutter contre les nuages de poussière soulevés par les véhicules, les habitants improvisent par endroits des dos d’âne. Nous sommes arrivés sur un terrain vague. Notre guide nous apprend que nous sommes bien sur le site historique de Bois-Caïman. Notre stupéfaction est à son comble. À première vue, c’est un marché public avec une multitude de marchands de fritures, d’alcool et de sodas. Sur un pan de mur à peine remarquable est écrit : « La révolte des esclaves, 14 août 1791 ». Un peu en arrière, sous des arbres géants, se trouve une modeste bâtisse peinte en bleu et blanc. C’est un péristyle. La mémoire même de Bois-Caïman. Les riverains rencontrés sur place ne veulent pas trop commenter et nous conseillent d’attendre Frantz Jean-Raymond, dit Mèt Zaza, le gérant du site. Le maître des lieux depuis 2004. Derrière sa tonnelle qui abrite sa pharmacie où se vendent des « médicaments pour toutes les maladies », Mèt Zaza dort comme un loir après avoir passé deux nuits blanches dans des festivités commémoratives les 13 et 14 août. Après une quinzaine de minutes, l’homme dans la soixantaine, à peu près 1m 60, se réveille. Il confirme que nous sommes là où tout a commencé pour l’Indépendance d’Haïti. Sur l'habitation Lenormand de Mézy, à Morne-Rouge. Là où a eu lieu la première union des esclaves qui sonnera la révolte contre les colons. Là où est partie la conscience collective pour sauter les chaînes de l’esclavage. « Le site est l'expression même de notre ingratitude envers ceux qui ont combattu pour que nous soyons libres aujourd'hui, crache Mèt Zaza. Le lieu n'est pas valorisé. Tous les Haïtiens doivent retourner ici parce que c’est là que notre histoire comme peuple libre a commencé. Malheureusement, nous sommes toujours enchaînés. Les chaînes sont dans notre tête. » Mèt Zaza nous ouvre le péristyle. Son péristyle. A l’intérieur posent deux statues, l’une de Makandal (le premier esclave marron) et l’autre de la manbo Iman (Cécile Fatiman, de son vrai nom selon des historiens) qui codirigeait avec le hougan Dutty Boukman la célèbre cérémonie vodou dans la nuit du 13 au 14 août 1791. Un gâteau, des sucreries, des fruits, des bouteilles de rhum et d’autres alcools ornent une table bien garnie. Mèt Zaza en jette par terre, aux « esprits ». Mèt Zaza, qui vivait à Port-au-Prince, dit avoir été appelé par ces mêmes « esprits » en 2003 pour revenir s’occuper de ce premier « lakou » haïtien où il est né. Depuis, il gère ce site mythique délaissé par les autorités. « Il n’y a pas de peuple sans mémoire, sans culture, rappelle Mèt Zaza. Nous sommes l'un des rares peuples à oublier leur culture. Notre cerveau est toujours enchaîné. Nous abandonnons notre histoire, notre mémoire au profit d'autres cultures. » « Peut-être qu’on serait encore esclaves aujourd'hui sans cette bataille », avance Mèt Zaza, qui s’engage à « tenir cette mémoire, maintenir le flambeau de liberté du pays ». Il est apparemment bien seul dans ce combat. Il suffit de se rendre à Bois-Caïman pour constater que le lieu est historique que de nom.