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Le Nouvelliste

Tuco Bouzi : une riche carrière au sein d’une batterie de groupes musicaux

March 8, 2021, midnight

Sur la liste des meilleures baguettes du compas, le nom d’Ulrick (Tuco) Bouzi s’impose.  Il grandit à Carrefour, les pieds dans la rivière Froide, sous l’œil bienveillant de sa grand-mère. On était dans les années cinquante. Une zone de villégiature existait au milieu d’une nature invitante. Des amoureux, des jeunes gens et des musiciens s'y rendaient pour la balade ou pour l’inspiration. Le quartier paisible semblait s’être installé sur les genoux de la montagne inébranlable, profitant de la vue sur mer, où le regard se jetait jusqu’à l’île de la Gonâve.  Tuco ne demeurera pas insensible à ce mélange d’eaux qui l’entourait. Il sut nager avant d’avoir les jambes assez fermes pour courir. Mais c’est dans la musique qu’il plongea son âme. À trois ans, il était déjà une vedette de scène.  En pantalons courts, durant les prestations de l’orchestre de Nemours Jean-Baptiste, les vendredi, sous les applaudissements amusés du public des cinés festivals, au Cric-Crac Ciné, il se déhanchait devant les musiciens.   Sa grand-mère, Daïla, tenait le plus grand bazar du quartier. On y trouvait de tout, notamment les fameux «Tranpe» haïtiens très prisés de l’accordéoniste Richard Duroseau et de ses amis musiciens.   Lors de séances musicales bien arrosées, le p’tit Tuco, haut comme trois mangues, y participait. Tantôt il raclait le graj, tantôt il rythmait la mélodie à l’aide du chacha. Il lui arrivait même de grimper sur une chaise rembourrée d`oreillers et de tissus pour être à la hauteur du tambour qu’il devait marteler.  Tranquillement son destin se définissait, son attirance pour la musique s’affichait et s’affirmait. Tout ce qui lui tombait sous la main, se transformait en instrument : les couvertures de chaudrons, les contenants vides en métal… Sinon, à défaut, c'étaient des vocalises, des sons produits de sa bouche, qui produisaient les mélodies.  Tuco respirait la musique.  Très tôt, il sut que la batterie serait son instrument favori. Un soir qu’à la radio il écoutait «Take 5» de Dave Brubeck, le fameux solo de batterie, de plus de 2 minutes, du virtuose Joe Morello, provoqua un coup de foudre immédiat, pour l’instrument.    Les notes l’attiraient. Un groupe troubadours au marché, un orchestre de quartier rencontré sur son passage, et il était parmi eux, à jouer. Sa devise semblait être : «Sitôt que vous serez, au moins deux, à jouer de la musique, je serai parmi vous».    Cette posture de vadrouilleur lui fit connaitre un nombre appréciable de groupes musicaux.   «Aluchez» une de ses premières expériences avec le grand Raymond Cajuste. Au sein de «les Remarquables», dans le quartier Arcachon, il rencontra l’illustre Manno Charlemagne. Il y eut également de brefs passages au sein des «Black Days» à Carrefour et de Barak Band ainsi que Patchou Combo lors de son séjour à Boston. Il demeura quelques mois avec le Big Band Bossa Combo. Ensuite, il intègrera les «Fantaisistes de Carrefour» avec lesquels il entreprit sa première tournée internationale, aux Antilles françaises, au début des années 70. Il avait, alors, à peine 16 ans.  Le «Skah Shah», les ‘’Frères Déjean’’, et Dixie Band seront les groupes les plus significatifs de sa carrière, comme nous le découvrirons par la suite. Le Skah Shah notamment sera le point de départ, le tournant, la porte d'entrée au monde professionnel. Exilé à Chicago par ses parents, pour freiner ses élans artistiques, Tuco attira l’attention des musiciens du Skah Shah en tournée, dans sa ville. À cette époque, les intermèdes étaient assurées par de jeunes groupes qui profitaient de l’audience des ténors pour se faire valoir. Ce fut la chance de Tuco et de son groupe Barak qui assumèrent l’animation. Son swing, ses roulements, sa syncopée éblouirent les musiciens de Skah Shah. Quoiqu’il fût en retrait, dans son rôle de «ban dèyè», ce fut le jeune batteur qui était à l'avant-scène dans l’esprit du public.  Les retombées de cette impressionnante performance ne tardèrent pas, à se matérialiser. Quelques jours plus tard, Arsène Apollon claqua la porte au nez du Skah Shah. Tuco Bouzi fut appelé en renfort par le groupe le plus populaire de l'époque.  Mario Mayala, Johnny Frantz Toussaint, et Loubert Chancy, l’intégrèrent rapidement et il demeura avec le groupe, de 1977 à 1978. Durant son passage, il participa à la réalisation de l’un des meilleurs albums de sa carrière ; l'un des chefs-d’œuvre des Skah Shah : «MESSAGE».  Loubert et Tuco devinrent très proches. Comme ils cohabitèrent et passèrent leur temps de loisir ensemble, il leur fut aisé de pratiquer et de parfaire leurs connaissance musicales. Même en cuisinant, ils répétaient. Loubert, le spécialiste des riz créoles, s’appliquait aux notes difficiles entre les différentes étapes de la cuisson, accompagné par son compère à la batterie.  Mais les deux musiciens comprirent que l’art ne saurait être emprisonné dans un style unique et non évolutif. La fluidité et l’hétérogénéité de la musique les poussaient vers des horizons divers. Ainsi, New York, dans les années 70, était un creuset de sonorités multiples et bariolées. C’est ainsi qu’ils découvrirent à Manhattan, attirés par le jazz, et la salsa, une modeste école de musique, où des tuteurs dispensaient des cours à 5$ de l’heure.   Loubert, évidemment, opta pour le saxophone, et, dès lors, modifia son phrasé qui deviendra plus jazzy. Tuco, lui apprit l’abc de la batterie et des timbales (le jeu de poignet, le solfège rythmique). Notre fougueux Drummer prit conscience qu’il n’était point nécessaire de martyriser la batterie pour la jouer.   Tuco, épris de ses nouveaux sons, dévora littéralement les disques des grands maitres latins. Toujours en appétit, fouinant dans les rues, se révéla à lui un célèbre Night-Club Salsa, fief du gratin de la Fania All Stars : El corso, situé au 86th street dans le Upper East Side de Manhattan. Ce fut comme un affamé qui découvrit un buffet. Ce club planté, à quelques pâtés de maison du Spanish Harlem, fut l’endroit où Tuco dégusta une performance qui le marquera à jamais : son premier show de Tito Puente. «Je veux être aussi fort que Tito Puente et quand j’y parviendrai, je serai aussi baveux que Mohamed Ali pour faire connaitre mon talent», se promit le batteur, digérant à peine cette gloutonnerie rythmique.  En plus de son idole Tito Puente, non repu, il dégusta les procédés de maitres tels que : Nicky Marrero, titan des timbales et l’incontournable Changuito, de son vrai nom, Jose Luis Quintana, l’emblématique musicien du groupe Los Van Van, celui qui a redéfini la technique de jeu des timbales et qui inventa le songo.   La maitrise acquise des timbales lui servira à donner une dimension spectaculaire à ses prestations, plus tard, avec le Dixie Band. Cela lui aura favorisé de nombreux contrats et le succès dans les festivals internationaux, en Europe et au Panama. Dans une entrevue, il me confia : ‘’J’ai beaucoup appris d’Arsène Appolon (Skah Shah), Smith Jean Baptiste (Shleu Shleu), Almando Keslin (Frères Dejean), Lionel Lamarre (Fantaisistes), Herman Nau (Tabou Combo), Tico Pasquet (Magnum Band), tous d`excellents drummers. Mais les cours de batterie me firent sortir du mimétisme et me hissèrent à la maitrise des techniques de l’instrument.’’  Après l’aventure Skah Shah, Tuco retourna à Chicago terminer les études entamées. Mais, fin 1978, son parcours scolaire sera à nouveau contrarié. Cette fois-ci, ce sont les Frères Déjean, dont le batteur Ernst Ramponneau s’était esquivé, qui frappèrent à sa porte. Le groupe était en studio, complétant un album qui devait continuer sur la lancée équivalente de qualité aux 3 derniers disques : «Pa gen Panne», «International», «Bouki ak Malice».  André Déjean avec lequel il s'était lié d'amitié à New York durant son passage au sein des Skah Shah, lui mentionna que deux chansons restaient à finir. Mais il s’agissait d’un subterfuge pour s’assurer des services de Tuco.  Ce n’est qu’une fois, arrivé à destination, qu’il découvrit que seulement deux pièces étaient prêtes : «l’Univers» et «l’Humanité».   Le soir même, comme il demeurait dans le château fort des Déjean, il composa «Naïde». Sur le même élan, durant la semaine suivante, il enfila «Expérience» et «Conviction». Une magnifique interprétation de «Yoyo» du compositeur Candio Depradines, complètera l’album, «L’Univers», qui sortit en 1979. Tuco signa plusieurs albums (6) avec les Frères Déjean, dont ses deux premiers albums solos. Ce fut la période la plus prolifique du groupe, avec la sortie de près de 2 albums, par année. Les amants du compas se remémoreront les pièces d’anthologie comme «Gladia», «Tonton Rilax», «Joui lavi» et «Malere», toutes, portant sa signature.  En 1982, la grogne s’installe au sein des membres du groupe. Les Déjean ont la part du lion, estiment les musiciens insatisfaits. Tuco s'est trouvé entre l’enclume et le marteau. Il m’a avoué avoir tout tenté faire asseoir les deux parties autour d’une table de négociation. Les positions étaient irréconciliables, la rupture inévitable.  Il faut se rappeler que trois ans auparavant, peu après son intégration dans le groupe, il avait vécu une situation semblable. Douby et quelques autres musiciens avaient quitté les Déjean pour former le System Band. Il mit alors toute son énergie et sa fougue pour trouver de nouveaux musiciens et reconstituer le groupe avec les Déjean. «Ce fut laborieux, fastidieux et énergivore remonter les Frères Déjean et maintenir la qualité qui faisait leur renommée.» Mais cette fois-ci, il fit l’inverse. De guerre lasse, devant la divergence stratégique avec les Déjean ce fut les dissidents qu'il suivit et forma le groupe DIXIE BAND, avec eux.  Tuco Bouzi, le chef d’orchestre, était né.  De 1982 à 1986, 7 disques furent produits, avant la dissolution du groupe et le départ du maestro pour le Canada. Il composa ces hits qui ont surchauffé le public d’Haïti et ont embrasé le monde compas : «Malouines», «Lolita», «Get Down», «Aba», «Cheri m Damou».  Tuco et son Dixie Band firent, très vite, l’unanimité ici et là, grâce au jeu, hors norme à la batterie, qui donnait de la couleur et de l'originalité aux prestations. Ses improvisations, l’exubérance de son style, et la rapidité de son tempo l’ont aidé à rafler, deux fois consécutives, des trophées pour Haïti, au carnaval en République dominicaine, avec les méringues, en 1984 (Demonte Moulin) et 1985 (Toto Bric à Brac). Un succès inégalé par aucun autre groupe haïtien, chez nos voisins.   Michel Batista, le roi de l’animation, accompagna Dixie Band durant le parcours. Du côté technique, radio Métropole et les Widmaiër assurèrent Dixie Band de ce qui avait de mieux sur le marché en matière d’équipements sonores. «Jaz la sonnen.»  Mais sachez que tout cela faillit ne jamais se produire. Car en 1982, dès la sortie du premier album de Dixie Band, «Malouines», le titre éponyme fut immédiatement interdit de diffusion par le commandant du grand quartier général des FAD’H. Les militaires très nerveux, après la déconfiture des soldats du Corps des Léopards, à l’ile de La Tortue, qui se solda par l’infame torture, suivi de l'assassinat du poète Richard Brisson ont convoqué Tuco Bouzi à une séance d’interrogation. Le passage du texte : «Sòlda mouri, ofisye dekore» n'a pas plu. L'interpellation du maestro ne se fit pas attendre. Tout aurait pu arriver, à la bastonnade, l'exil, la prison ou même la mort. Grâce à ses relations et à son statut de vedette, le maestro ne fut pas maltraité. Son stock de disques fut confisqué par le commandant lui-même. Le censeur lui fit signer une déclaration dans laquelle il dût reconnaitre le caractère «inapproprié» du texte de la chanson «Malouines» et la remise volontaire du stock de disques. Cette issue, dans pareilles circonstances, put être considérée comme heureuse. Et, vint 1986. Haïti est en effervescence, c'est la rupture. L’espoir côtoie l’incertitude. Le duvaliérisme, sans Duvalier, des militaires sans intelligence, sans plan patriotique et imperméable à la démocratie, plongeront le pays dans le chaos. La vie nocturne s'estompa, ce qui poussa de nombreux artistes à envisager une voie alternative. Tuco fit choix de Montréal où il débarqua avec un niveau de maturité, de densité et une palette de frappes inégalés durant sa carrière.  Comme si le sort avait arrangé les choses, le guitariste Georges Nazi opta pour la même destination, sans oublier d’anciens membres de Patchou Boys, une formation de jeunesse, qui s'élisaient déjà domicile dans la métropole francophone du Canada. Ainsi, comme d’un coup de baguette magique, Dixie Band reformé, prit son envol.  Les fans montréalais de musique compas eurent désormais un orchestre de renom qui les sédentarisa. Nul besoin d’aller chercher l’ambiance bal au sud de la frontière, à New York ou à Boston. Dixie Band amassa les premières : premier groupe musical haïtien à participer au parcours de la Caribena, le plus grand carnaval antillais au monde. L’orchestre fut également le premier à faire le Festival Nuit d’Afrique et le Festival des rythmes du monde de Montréal.  En Haïti, 1987 fut pire que l'année précédente. Les militaires enrichissent le vocabulaire du mot «Zenglendo». Coups d'État, massacres et répressions constituèrent l’essentiel de leur bilan. Le DP Express déraille après une tournée à Montréal. Des musiciens, dont Eddy Wooley et Dieudonné Larose, resteront en ville. Ce dernier fut récupéré par Dixie Band et participera à l’enregistrement de 2 disques comme lead vocal. Larose quittera pour faire cavalier seul et exploser avec le groupe Missile 727 quelques années plus tard.  Tuco, lui, réalisa rapidement, l’étroitesse du marché montréalais : quelques dizaines de milliers de compatriotes. Il eut la clairvoyance de mettre à profit ses amitiés et ses relations d’affaires, pour signer des contrats de production et de distribution d’albums et de tournées aux Antilles et en Europe.   C'est ainsi qu'il a su saisir des opportunités où il était placé avec son groupe, au bon moment, à la bonne place. Dixie fut l’unique groupe haïtien à participer au Tour cycliste de l’île de la Martinique. Ils ont également joué dans toutes les capitales européennes, à l’exception de Madrid. Dixie Band sera également le premier groupe à jouer, en Aout 1992, à l’Antilliaanse Festeen sur la scène Hoogstraten en Belgique, ouvrant la voie du plus grand festival de musique antillaise en Europe aux orchestres haïtiens. Le guitariste Eddy Wooley (ex-membre du DP Express) était, alors, du voyage avec Dixie Band. Tabou Combo sera le second groupe, à y participer, l’année suivante, en 1993 (4 participations). Carimi, avec 7 visites, fut le groupe haïtien, le plus souvent invité. L'amitié a occupé une place prépondérante dans la vie et la carrière de Tuco. Il s'est toujours créé des alliés parmi les musiciens nationaux et internationaux : Simon Jurad, Patrick St Éloi, Jacob Desvarieux, Jean Philippe Martély, Ronald Rubinel furent ses compagnons de Jam sessions, lors de ses nombreux passages aux Antilles. Ronald Rubinel fut d’ailleurs membre de la formation Dixie Band. Ce fut au nom de cette amitié que qu'il intégra Tuco dans son projet Compakolor.  Après l’immense succès des albums Compakolor, en 1993, il réalisa qu'être producteur offrait des opportunités qu'il ne soupçonnait point. Il eut à dire : «J’étais le bras droit de Ronald, je connaissais tout le circuit de production et distribution, et j'avais les contacts de la crème des musiciens``. Cette révélation le fit entamer quelques mois plus tard, la série des six albums «Rois du Compas» et d’autres projets, comme : La Grande Famille, Les Deux Compères, Haïti sou Compas, Tucando qui totaliseront une dizaine d’albums, en plus des 15 albums de.  Ne souffrant d’aucun complexe, Tuco Bouzi, du fait de son habileté, a su briller et marquer les esprits dans différents genres musicaux : salsa, jazz et compas. Si nous considérons que son passage au sein des Skah Shah, en 1977, représente le début de sa carrière professionnelle, il a près de 45 ans de carrière comme musicien, et ambassadeur de la culture haïtienne. Retraite, dites-vous ? Il est actuellement en studio, préparant albums et tournées. Il travaille à la reconstitution de Dixie Band avec les musiciens originaux. Ulrick (Tuco) Bouzi, El Unico n'en a pas fini de nous étonner.