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Le Nouvelliste

Les difficiles relations entre Haïti et la République dominicaine

Nov. 5, 2019, midnight

On ne peut traiter de la relation bilatérale sans évoquer les sujets qui fâchent, et notamment deux événements qui ont marqué l'histoire des deux pays : d'un côté l'occupation haïtienne de la République dominicaine au XIXe siècle et de l'autre le massacre de milliers d'Haïtiens, ordonné en 1937 par le dictateur Rafael Leonidas Trujillo. L’histoire de la République dominicaine est marquée par deux indépendances. La première fut contre Haïti. L'idéologie raciste trujilliste responsable du massacre de 1937 s'est perpétuée par l'intermédiaire du caudillo conservateur Joaquin Balaguer, qui l'a théorisée dans son ouvrage La Isla al revés. Elle a été reprise par les secteurs de la droite ultranationaliste, comme la Force nationale progressiste fondée par l'avocat Vinicio « Vincho » Castillo, qui est devenu l'un des principaux mentors de l'ex-président Leonel Fernandez. Pour illustrer à quel point cette idéologie a pu influencer la vie politique dominicaine, il faut revenir aux années 1990. En 1994 Joaquín Balaguer a été mis en échec dans les urnes par José Francisco Peña Gomez, le candidat du Parti révolutionnaire dominicain, qui se réclamait de la social-démocratie. Le vieux caudillo ne voulait pas qu’un descendant d'Haïtiens, noir de surcroît, devienne président de la République dominicaine. L'histoire s'est répétée en 1996 : Balaguer a apporté son soutien à Leonel Fernández qui est devenu président grâce à l'appui des réformistes avec qui le Parti de la libération dominicaine (PLD) a formé le Front Patriotique. Au crépuscule de sa vie, le vieux caudillo n'a pas hésité à s'allier à son rival de toujours, Juan Bosch, le fondateur du PLD, afin de barrer une nouvelle fois la route à Peña Gomez. Joaquín Balaguer incarnait cette idéologie qui a construit l’identité dominicaine par opposition à Haïti, c'est-à-dire celle d’un peuple mulâtre, clair, chrétien et d’ascendance espagnole face à Haïti majoritairement noir et vaudouisant. Ce discours s'appuie sur l’histoire complexe et inédite de cette île qui a vu en cinq siècles se construire deux Etats-nations très différents : Haïti, créolophone et francophone d’un côté, et de l'autre la République dominicaine, hispanophone. Pendant longtemps, les deux pays étaient à un niveau de développement comparable. Dans les années 1970, ils avaient un taux de croissance économique assez similaire. Le tourisme s'est développé d'abord en Haïti dans la deuxième moitié du siècle dernier. Après le départ de Jean-Claude Duvalier et la fin de la dictature en 1986, a débuté une difficile transition démocratique en Haïti, marquée par des coups d'État à répétition, des troubles et des catastrophes naturelles qui ont accéléré la migration vers la République dominicaine. La croissance s'est grippée à l’ouest. Tandis que du côté dominicain, on a assisté à un décollage économique, notamment grâce au tourisme et au développement des zones franches qui avaient déserté Haïti. Au cours des trente dernières années, l'écart de croissance entre les deux pays s'est creusé. La République dominicaine est sortie de la catégorie des pays pauvres pour devenir un pays de la catégorie intermédiaire. Haïti a de son côté continué à stagner dans le groupe des pays les plus pauvres et n'arrive pas à sortir de la crise politique, sociale et économique. Ce différentiel de croissance est la cause principale de la migration de l'ouest vers l'est de l'île. Les migrants haïtiens traversent la frontière illégalement, du fait de la corruption, espérant améliorer leurs conditions de vie. Les désastres naturels, comme le terrible tremblement de terre de janvier 2010, ont accéléré le flux migratoire vers la République dominicaine. Cette migration qui a commencé au début du siècle dernier dans les plantations sucrières a beaucoup changé au cours des vingt dernières années. L’image des migrants haïtiens concentrés dans les bateyes a été largement remplacée par l’emploi de sans-papiers dans d’autres secteurs d'activité. Les exploitations agricoles (café, riz, bananes, tabac...) autres que les plantations sucrières emploient toujours plus d'Haïtiens. Désormais, une grande partie de la migration haïtienne travaille dans la construction, le service domestique, le gardiennage d'immeubles et de maisons. Sur les chantiers de travaux, tant publics que privés, 90% des ouvriers sont Haïtiens. Le secteur du tourisme emploie beaucoup d'Haïtiens, souvent de jeunes diplômés polyglottes. Quand ils en ont les moyens, des dizaines de milliers de jeunes traversent la frontière pour faire des études supérieures en République dominicaine. Des membres de la bourgeoisie haïtienne ont investi en République dominicaine, comme la famille Bigio qui a racheté une compagnie de distribution de combustibles. Au fil des ans, Haïti est devenue un partenaire essentiel pour l'économie dominicaine. Haïti est aujourd'hui le deuxième marché d'exportation pour la République dominicaine, derrière les Etats-Unis. Les produits agricoles dominicains, œufs, bananes, etc, mais aussi les produits transformés, les conserves et les bières ont envahi les marchés haïtiens. L'activité et le volume d'affaires dans les marchés binationaux sont impressionnants, particulièrement dans celui du Dajabon. Ce commerce est en partie informel et la contrebande, de produits licites et illicites et d'êtres humains, est importante dans la zone frontalière. D'importantes entreprises dominicaines, surtout dans le secteur de la construction, ont bénéficié et pour certaines continuent de bénéficier de contrats en Haïti. C'est par exemple le cas du groupe Estrella, de Santiago. Le sénateur léonéliste Felix Bautista, impliqué dans de vastes affaires de corruption, a décroché des contrats de construction, financés par le fonds vénézuélien PetroCaribe, après le séisme de 2010. Il a été accusé d'avoir financé la campagne de Michel Martelly en 2011. Le plus grand employeur privé en Haïti aujourd'hui est le Grupo M, l'entreprise textile dominicaine de Santiago dirigée par Fernando Capellan, qui a installé la zone franche de Codevi dans la zone frontalière entre Ouanaminthe et Dajabon. Dans l'autre sens, les transferts de fonds, les remesas, des travailleurs haïtiens vivant en République dominicaine constituent un apport important à l'économie haïtienne exsangue. Difficiles à évaluer, car une grande partie de ces fonds ne transite pas par le secteur bancaire, ils totaliseraient plus de 500 millions de dollars par an et contribuent à atténuer les ravages de l'extrême pauvreté. Il y a eu depuis une quinzaine d'années une évolution du discours dominant sur les relations bilatérales, surtout du côté dominicain. L'épouvantail de la « fusion de l'île » dont se servait Balaguer n'est plus guère utilisé que par l'extrême droite ultranationaliste. Les leaders d'opinion des deux côtés de la frontière paraissent s'accorder sur une sorte de consensus selon lequel le destin des deux pays est indissociable et qu'il passe par une solution de la crise multiforme, politique, sociale, économique, environnementale que traverse Haïti. Les problèmes sont loin d'être réglés et la commission mixte bilatérale est moribonde, en grande partie du fait de la faiblesse de l'État haïtien. Tout le début du mandat de Danilo Medina a été placé sous le signe de la sentence 168-13 du tribunal constitutionnel dominicain qui a dénationalisé des dizaines de milliers de Dominicains d'ascendance haïtienne. Pendant plus d'un, cela a été le principal dossier que Danilo Medina a dû gérer. Pour faire face à la levée de boucliers, nationale et internationale, qui a suivi cette sentence, la loi 169-14 a été adoptée l'année suivante. La solution finalement adoptée a consisté à mêler la question de la nationalité avec le problème migratoire. Mais cette solution est loin d'être satisfaisante pour les milliers d'apatrides créés par la sentence 168-13. L'aggravation de la crise haïtienne depuis plusieurs mois est en partie la conséquence de l'ingérence de la communauté internationale, en particulier des Etats-Unies, dans les processus électoraux qui ont suivi le séisme de 2010. Le pays le plus menacé par cette détérioration de la situation en Haïti est évidemment la République dominicaine. Membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, elle a multiplié les appels pour que la communauté internationale s'implique davantage dans la recherche de solutions. Cet appel a été repris et validé récemment par le principal parti d'opposition, le Parti révolutionnaire moderne (PRM), dont le candidat présidentiel Luis Abinader a vu ses chances augmenter du fait de la scission du PLD. Pour le moment, ces appels n'ont guère été entendus. Au contraire, les Nations unies ont retiré leur force militaire et policière, le président étasunien Donald Trump considère Haïti comme un « shithole » sans intérêt et les Européens ont d'autres chats à fouetter avec les vagues migratoires qui déferlent du Moyen Orient et d'Afrique et nourrissent la propagande des partis d'extrême droite. Le Canada sort à peine d'élections qui ont affaibli le parti libéral au pouvoir. Quant aux pays sud-américains, comme le Brésil, le Chili ou l'Argentine, qui s'étaient impliqués dans la Minustah, leur principal souci aujourd'hui est de réduire les flux migratoires en provenance d'Haïti. L'histoire récente nous enseigne que deux sujets peuvent déterminer l'action de Washington, et donc de la communauté internationale : l'afflux de boat people vers les côtes de Floride et/ou la transformation d'Haïti en un narco-État. La frontière entre Haïti et la République dominicaine est considérée à Washington comme l'un des maillons faibles de « l'arrière-cour » caribéenne, une zone de danger potentiel en ce qui concerne la migration, le narcotrafic, mais aussi le terrorisme. En attendant, la République dominicaine a le sentiment de se retrouver seule face au problème haïtien, comme le répètent les éditorialistes. Le dispositif militaire dominicain a été récemment renforcé à la frontière. Contrairement à une rumeur qui a circulé à Port-au-Prince, personne en République dominicaine n'a l'intention d'envahir et d'occuper Haïti. Outre le renforcement de la frontière et la crainte d'un afflux massif de réfugiés, la presse dominicaine s'est faite l'écho ces dernières semaines de la chute des exportations, agricoles notamment, vers Haïti du fait de l'aggravation de la crise, et des opérations de rapatriement de sans-papiers. Dans son discours sur l'état de la nation, le 27 février dernier, le président Danilo Medina affirmait que 242 000 Haïtiens en situation irrégulière avaient été déportés en deux ans, 2017 et 2018, soit plus de 20 000 par mois. Quelles sont les perspectives de la relation bilatérale ? Son amélioration, sa normalisation, dépendent avant tout de la solution de la crise haïtienne. Cette évidence n'incite pas à l'optimisme à court terme. Tant que la situation continuera à se dégrader en Haïti, la pression migratoire s'accentuera et le commerce se réduira. A plus long terme, et en souhaitant que les Haïtiens finiront par trouver le moyen de sortir de la spirale infernale, les deux pays devront trouver un modus vivendi, nécessaire pour affronter les défis environnementaux d'une petite île aux ressources limitées, notamment en eau. Plusieurs facteurs importants influeront à l'avenir . La croissance de la population restera forte en Haïti plus longtemps qu'en République dominicaine où le vieillissement de la pyramide des âges est engagé. Sur le plan géopolitique, le déclin de l'empire américain, l'émergence d'un monde multipolaire avec des puissances aux paradigmes différents du modèle occidental et le poids croissant de l'Afrique ne manqueront pas d'avoir des conséquences dans l'île.