Le Nouvelliste
Le succès actuel du Rabòday, ou comment mettre de la technologie dans l’esprit festif du rara
May 28, 2020, midnight
« Le rabòday est un rythme très enjoué, très entraînant, qui invite à danser. Il renvoie au rara n’impliquant pas des rythmes lents comme le boléro. C’est à la fois gai et vivant. Il est aussi associé au "chay au pied" (relatif à ceux qui, dans le temps, parcouraient de longues distances avec les pieds nus) », précise l’anthropologue haïtien Jean Coulanges. M. Coulanges révèle que ce son (rara) typique au rabòday mobilise obligatoirement deux instruments. « Le tambour et la vaccine (bambou). De fait, c’est le déhanchement total. On ne peut pas ne pas danser le rabòday », fait-il remarquer. Pas besoin donc d’expertise pour danser le rabòday. Les hanches suivent le tempo et ça grouille spontanément. « Au niveau rythmique, il englobe des éléments du yanvalou, du pétro, du mayi, pour ne citer que ceux-là, et se danse comme le rara avec très peu de figures pour un chorégraphe. Je crois qu’il est pratiquement l’un des rarissimes rythmes de notre folklore qui ne nécessitent pas vraiment de cours de danse particuliers. Tout le monde peut danser le rabòday », indique le musicien et producteur Jhonny Célicourt. Le PDG de Freestyle Media l’utilisait dans ses ateliers de danses traditionnelles. « On s’échauffait les muscles avec le rabòday parce qu’il offre une grande liberté de mouvements non codifiés. » Essentiellement, dans sa capacité à faire bouger les gens, le rabòday est le propre de certaines divinités réputées dionysiaques, le guédé par exemple. À travers leurs fameuses danses, ils l’utilisent, entre autres, pour faire le lien entre le réel et l’irréel, la vie et la mort, en nous renvoyant l’image de notre société. « Lors de leurs instants de plaisir, puisqu’ils sont souvent comparés à des loas hardis, jouisseurs, mordus des déhanchements, les guédés dansent à la fois le djapi, le banda et le rabòday. Ce dernier demeure un rythme haïtien, vodou, populaire. Un rythme profane découlant d’un espace sacré », conte l'artiste houngan Érol Josué. Coordonnatrice du projet « Chansons d’Haïti », Karine Margron précise par ailleurs, que « le rythme rabòday utilisé par les raras se joue en général avec un tambour rabòday qui est de forme allongée confectionné avec du bois léger et de peau de chèvre, un tambour pétro appelé Gwo Baka, une petite caisse, des vaccines et des tchatchas. Au rythme rabòday très entraînant vient s’ajouter une courte phrase musicale dont les paroles sont en général à caractère politique, social ou sexuel. Ce court morceau musical utilise l’ostinato qui est un procédé musical consistant à répéter sans cesse une formule rythmique et mélodique de façon immuable », détaille-t-elle. Rythme issu du vodou haïtien Directeur du Bureau national d’ethnologie (BNE) et vodouisant pur laine, M. Josué estime que ce son est typiquement ancré dans notre culture. « C’est un rythme issu du vodou haïtien. Il est classé spécialement dans la catégorie des rythmes profanes contrairement au yanvalou, au mayi, au dahomey qui, eux, relèvent plutôt du religieux. Étant profanes, ils peuvent se jouer à l’intérieur des péristyles tout comme dans les raras, les bandes à pied y compris les activités culturelles », explique-t-il tout en signalant que, lors des récréations dans les cérémonies vodoues (chay), après l’invocation de certains loas très sacrés, le rabòday, à travers les « chay », est sollicité pour prendre la pause. « Le moment idéal pour lancer des piques, profiter de régler les comptes en chantant. » « Le rabòday est originellement un rythme né en Haïti. Bien que contenant plusieurs patrons rythmiques issus du pétro et du congo, il ne fait partie d’aucuns rites vodous tels le rada, le congo ou le petro. C’est pourquoi il est souvent appelé "rythme profane" comme le sont aussi les rythmes rara et carabinier. En général, il est utilisé pour faire danser les convives. C’est ainsi qu’on le retrouve dans les cérémonies vodoues pour détendre un peu l’atmosphère. Le rabòday est aussi le rythme par excellence des bandes à pied appelées rara lors de la période pascale et carnavalesque », ajoute pour sa part Mme Margron. Se rattachant à l’héritage culturel haïtien, le rabòday reflète notre identité de peuple. « Il fait essentiellement partie de notre patrimoine. Le tambour et les percussions constituent l’âme de ce rythme », souligne Jean Hérard Richard, maestro du groupe Klass. « Ce rythme s’inscrit dans la mémoire collective du peuple haïtien. En dépit des diversités religieuses, dès qu’on entame les premières notes d’un rabòday, tout le monde répond à l’appel », fait savoir Érol Josué. Toutefois, dans sa posture de défenseur et d’avant-gardiste des traditions locales, la voix de « Règleman » se montre très acide envers ces nouveaux autoproclamés « ambassadeurs » du rabòday. « Il faut à tout prix éviter cette cécité historique et cette forme d’ethnocide », peste-t-il sans broncher. « Quand on est en présence d’une tradition populaire, découlant surtout d’une religion et qu’un groupe de jeunes veulent associer leur mouvement musical, à savoir leur ‘’bòdègèt’’ au ‘’rabòday’’, qui existait bien avant, cela relève de la méchanceté. Une méchanceté envers le vodou, puisque le rabòday n’a rien à voir avec le bòdègèt. Ce qu’ils jouent pourrait dans certains cas avoir le rabòday comme base vu que c’est un rythme chaud et entraînant. Mais l’allier à de la musique électronique ne rend du tout pas service au vodou ni au pays. C’est du non-respect à l’identité, un vol. Ceci relève d’une réappropriation des biens culturels d’un pays. Même si Tony Mix et co demeurent des Haïtiens, ils n’ont cependant pas le droit de s’approprier le nom à leur compte personnel tout en créant quelque chose qui n’a rien à y voir en plus », martèle le responsable du BNE, sans prendre de gants. On ne peut donc pas rester indifférent à l’évolution des instruments Beaucoup moins acide, le chanteur anthropologue Jean Coulanges se dit plutôt favorable à une évolution des rythmes. Toutefois, le professeur juge absurde que certains groupes se fassent appeler groupe rabòday alors qu’on a affaire à un rythme. « Tout évolue. On ne peut donc pas rester indifférent à l’évolution des instruments. L’essentiel, c’est de garder la structure et la sincérité. C’est-à-dire en restant fidèle au vodou. Or, ceux qui s’y adonnent maintenant ne le font aucunement en vertu d'un quelconque engagement ou d'une quelconque croyance en la diversité culturelle, mais plutôt à des fins commerciales », affirme Coulanges. « L’appellation “Rabòday” pour ce que joue les DJ est malheureuse. Sans diminuer ni rabaisser le travail qui se cache derrière. Ceux qu’ils jouent absolument n’a rien à voir au “rabòday”, c’est davantage proche de l’afropop. Toutefois, il faut reconnaître qu’au-delà des messages qui ne sauraient plaire à tout le monde, il y a un travail qui se cache et que le rythme accroche petits et vieux », admet l’expérimenté musicien Fabrice Rouzier. Disc-jockey féminin, Kemissa Trécil croit pour sa part qu’« avec l’évolution du temps certains mots changent parfois de sens. C’est le cas pour le ‘’rabòday’’ qui, aujourd’hui désigne un rythme très populaire, un mélange de percussions propres à nous (tambour, rara, etc.) à de la musique électronique et plus récemment avec un mixage des rythmes africains ». Entre modernisation d’un rythme ancien et réappropriation d’un bien culturel, le rabòday n’est pas exempt de la globalisation. Dans un souci de conquête d’autres publics et de nouveauté, les DJ y ont introduit des instruments de musique électronique, ce qui ramène de fait à une autre variante. « Le rabòday que jouent les jeunes DJ de nos jours est une autre affaire. Il est composé en partie du rythme traditionnel rabòday sur lequel des ajouts et modifications ont été réalisés à l’aide d’un synthétiseur. Ce nouveau genre musical né d’une alliance de nos traditions et des musiques étrangères est tout à fait normal vu l’inévitable impact de la globalisation sur la culture des pays du monde entier », renseigne Mme Margron. Une sorte d'afro-haïtien « Ce que l’on joue maintenant est différent, je pense qu’on lui a juste attribué le nom de rabòday. On pourrait le qualifier de préférence d’afro-haïtien puisqu’il s’agit en réalité d’une adaptation de l’afrobeat très en vogue de nos jours », soutient Richie. L'ancien musicien de Zenglen estime que, sur les deux derniers opus du groupe Klass, figure un morceau de tendance rabòday. « ‘’Bout lèg’’de l’album Fè l vini avan et ‘’Il est Friday’’ de Fè l ak tout kè w. » De son côté, Donald Joseph a. k.a Fresh La à qui plus d’un associe la nouvelle variante estime qu’il existe effectivement une différence entre le rabòday « traditionnel » et celui joué par ses pairs. Le chanteur de Vwadèzil croit que sa version contribue à l’expansion de ce rythme qui, d’après lui, se limitait aux lakou. « Nous on y a introduit le kick. Grâce à notre maîtrise des outils technologiques, des logiciels de musique, nous, les jeunes, nous avons bonifié cette richesse. De fait, aujourd’hui seulement, le rabòday peut arriver à tenir tête à l’afrobeat en se propageant un peu partout à travers le monde », soutient l’interprète de « Koupe yo fache ». « Le rabòday que l’on produit modernise la musique racine. On y trouve un mélange de plusieurs tendances comme le batchata, le compas, entre autres, créant au final un feeling totalement différent, ayant également à sa base le rara qui se joue avec la cymbale, le fer et le bambou », renchérit le beat maker Gdoph, autre figure emblématique du rabòday (moderne), à qui l’on attribue souvent la paternité de ce nouveau tempo. « Je vois le ‘’rabòday’’ comme l’un des nouveaux genres de la musique haïtienne qui peut nous connecter au reste du monde. Parce que la musique ne connait aucune barrière linguistique », poursuit de son côté le DJ Michael Brun. Un beat qui peut attirer tout public étranger Le veteran DJ Fanfan est du même avis. « Les beats ‘’rabòday’’ sont très entrainant et peuvent attirer tout public étranger. Toutefois, il faut travailler les textes qui sont généralement très vulgaires », avance-t-il. Souvent décrié pour être le lien des propos phallocrates, machistes et vulgaires, cette nouvelle version du « rabòday », qu'on nous sert chaque jour, malgré son succès, ne fait pas l’unanimité. « C’est légitime que la jeunesse ait besoin d’innover. C’est bien que les DJ arrivent à faire danser ce peuple malgré les problèmes, les vicissitudes. Il faut être ouvert sur le monde, les Haïtiens doivent découvrir d’autres formes de musique. Mais il revient à l’État de jouer son rôle, qu’il ait un regard sur les divertissements de la société, afin d’éviter les contenus racistes, xénophobes et misogynes », note Érol Josué. Genre musical utilisé à des fins discriminatoires « Ce qui est regrettable, c'est le fait que ce nouveau genre musical est utilisé à des fins discriminatoires, dégradants et destructifs vis-à-vis de la femme haïtienne. À travers des textes obscènes et vulgaires, la femme est rabaissée au rang d’un être non pensant, devant répondre aux instincts bestiaux et machistes du genre masculin haïtien de notre société. Le pire, c’est que beaucoup de femmes s’adonnent volontiers à cette pratique en exhibant leur pouvoir de déhanchement. Tout compte fait, ces pratiques ne sont que le reflet de l’état lamentable dans lequel se trouve notre nation », s’indigne Karine Margron. Quant à DJ Queen elle remarque une certaine évolution au niveau des lyrics. « Au début, il n’était question que de vulgarités et de propos dénigrants. Maintenant quand on parle de rabòday, on fait référence aux beats mashup, au plaisir. Il y a également davantage de variétés dans les textes, de fait, enfants et adultes peuvent les interpréter sans crainte. » « Devenu un genre musical après le 12 janvier 2010, selon moi le rabòday n’a aucun avenir. Parce qu’il n’a aucun fondement ni aucune valeur artistique. Du point de vue technique et artistique, il n’apporte aucune innovation. Il suffit d’être en mesure de juxtaposer plusieurs beats, de placer un homme avec des propos dénigrants et le tour est joué », soutient de son côté le DJ Fullblast. Questionnée sur l’avenir de la musique haïtienne sur la scène internationale (y compris celui du rabòday), Karine Margron pour sa part, fait remarquer que la valeur et la richesse des rythmes haïtiens sont déjà mondialement reconnues. « En exemple, nous pouvons citer la très visible appréciation qu’ont eue les musiciens et le public japonais lors du passage du maître du tambour Azor au Japon. D’un autre côté, le maître en percussion, le Suisse Sten Kallman, a utilisé nos rythmes et notre folklore pour en faire des publications pour chorale et tambour qui sont aujourd’hui utilisés par de nombreuses chorales dans le monde entier. Il est donc clair que nos rythmes sont déjà reconnus internationalement. Cependant, les sauvegarder et les rendre accessibles à tous, c'est une autre affaire », affirme-t-elle. Toutefois, la chanteuse pointe du doigt les autorités locales qui, selon elle, ne s’inscrivent pas assez dans une dynamique de préservation et de commercialisation du patrimoine culturel haïtien. « Il est vraiment regrettable de constater que, malgré la richesse et la reconnaissance internationale de la valeur de nos rythmes, ils n’ont encore trouvé aucune instance intéressée à les faire publier ou à les sauvegarder. Je suis persuadé que, si les autorités concernées portaient une attention à notre patrimoine musical, un jour, nos rythmes seraient bien présents dans les keyboards aux côtés de ceux qui existait déjà dans d'autres pays de la Caraïbe », regrette la dame de « Tambour, âme ancestrale », un CD réalisé en partenariat avec le percussionniste Welele Doubout, contenant une compilation de dix rythmes haïtiens. Pour une vraie institutionnalisation du secteur musical haïtien Jhonny Célicourt, pour sa part, juge qu’il faut avant toute chose une vraie institutionnalisation du secteur musical haïtien. « Je ne crois pas qu’il y ait une formule toute faite pour qu’un genre musical issu d'un pays sous-développé ou en voie de développement puisse s’exporter et s’imposer sur la scène internationale comme c’est le cas du reggae, du kizomba ou même de l’afrobeats qui, aujourd’hui, s’incrustent dans le marché européen à un rythme étonnant. Il faut, toutefois, une industrie musicale établie avec des compétences diversifiées (production, distribution, édition musicale, merchandising, marketing musical, management musical, réseautage etc.). » « Avec tous ces éléments et surtout l’implication de l’État à travers une politique culturelle bien définie impliquant les différents acteurs concernés en amont et en aval, n’importe quel genre musical peut jouir de ses heures de gloire sur la scène internationale et y demeurer pour longtemps. Il y a certainement des codes techniques établis à respecter scrupuleusement comme la durée des morceaux, la qualité du mixage et du mastering et, dans une moindre mesure, la langue pour qu’ils puissent facilement atterrir dans les playlists des stations de radio et sur les platines des grands DJ », poursuit M. Célicourt. Quant à G-doph, il ne va pas par quatre chemins. Il croit dur comme fer que le rabòday peut nous faciliter la voie sur le marché international. « Oui, il peut nous aider à percer. C’est déjà approuvé par tout le monde, le rabòday est le rythme du moment. Il provient de toutes les tendances », assure l’une des voix de « Jere stress ». Entre-temps, les chansons pullulent partout. La nouvelle vague de rabòday poursuit sa route tout en dépeignant un pan de notre réalité. Tout en profitant aussi de chaque momentum pour se refaire une beauté. Son succès est indéniable. Malgré tout. Sindy Ducrépin