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Le Nouvelliste

Vivre caché

April 22, 2020, midnight

La fable de Jean-Pierre de Florian (1755-1794) « Le grillon », dont la morale est « Pour vivre heureux, vivons caché », n’a jamais fait autant de sens qu’en ces temps de Covid-19 où l’on pourrait dire aussi « pour vivre plus longtemps, vivons cachés ». Il coûte trop cher pour briller. Combien je vais aimer ma retraite profonde, dit le grillon qui un instant plus tôt enviait le papillon qui virevoltait, brillait des plus vives couleurs, jeune, beau, courant de fleur en fleur, prenant et quittant les plus belles jusqu’à ce que des enfants arrivent et le capturent. La beauté, la légèreté suscitent l’envie. Et Renaud, chanteur atypique et décadentiste, chantait en 2002 sur l’album « Boucan d’enfer » « pour vivre heureux je vis caché, loin des télés, loin des journaux et des radios, loin des questions parfois obscènes ». Les initiatives se multiplient depuis que vaquer à ses occupations ordinaires, se rendre au travail, rendre visite à ses vieux parents, aller faire ses courses sont devenus des activités à très haut risque pour soi et pour les autres, pour proposer des divertissements, des manières de rester en contact avec les autres, de continuer à se prouver que l’on est vivant et disposé à le rester. Les artistes sont en première ligne. Ils aident, chantent, dansent, discourent, prônent la vie à tout prix alors qu’ils font partie des groupes les plus affectés par l’interdiction des rassemblements, l’éloignement physique. Les écrivains sont appelés à écrire sur le confinement, sur le passé et le futur, étant entendu que nous vivons tous un non-moment, un temps qui relève de la science-fiction et la longue histoire des épidémies dans le monde, de la lèpre en passant par la grippe espagnole, la petite vérole, le choléra, ne change rien à cette impression. Nous avons le privilège de lire des productions gratuitement. Il y en a qui sont moins bonnes que d’autres, mais c’est le jeu et c’est très bien comme ça. On apprend dans ces différentes propositions, et c’est ce qui nous intéresse, que certaines personnes ne sont pas malheureuses de se retrouver coupées du monde, même quand elles sont inquiètes et un peu plus menacées par la dèche. La solitude, l’isolement, avec l’amour et la mort, font partie des thèmes les plus vieux et des plus exploités de la littérature. De «Robinson Crusoé» de Daniel Defoe à « Le désert des tartares » de Dino Buzatti, on découvre des univers doux, beaux et désespérés, on expérimente de vrais silences, des questionnements angoissants sur chaque prochaine minute de l’existence. La solitude est à la fois redoutée et souhaitée, elle oscille entre tristesse et dépassement de soi. Les créatifs la veulent, mais il ne faut pas qu’elle leur soit imposée. Mais avec le Covid-19, on se l’impose. C’est une stratégie de guerre, une manière de se préserver d’un virus qui a déjà eu raison de plus de 100,000 personnes et qui ne demande qu’à en tuer d’autres, pour peu qu’elles se laissent faire. Vivre caché, c’est vrai, ne signifie pas solitude extrême aujourd’hui à l’ère du numérique, de l’intrusif application WhatsApp qui permet à des amis bienveillants de vous mettre dans des groupes, qui vous obligent à exister, à prendre part à toutes sortes de débats qui peuvent n'avoir rien à voir avec ce que vous aimez ou, pour ceux qui n’ont pas de téléphones intelligents, des textos à longueur de journée pour inviter à jouer à des jeux ridicules, participer à des tirages bidons.  La distance physique à cause du coronavirus ne nous permet donc qu’une solitude toute relative et met à mal la maladroite recommandation de distanciation sociale prônée avec l’arrivée du coronavirus. Vivre loin d’une certaine agitation sociale, sans serrer les pinces, embrasser sur la joue rend possible un repos physique et mental, on peut enfin donner congé aux miroirs, se regarder sans se voir, devenir virtuels pour les autres. Emmelie Prophète