Le Nouvelliste
Brouiller les frontières intérieures
Aug. 18, 2020, midnight
Ce serait de l’ordre du romanesque si nous avions consciemment décidé de traverser les miroirs, d’ignorer, pour des raisons intimes, tout à fait défendables d’un point de vue personnel, cette histoire qui a changé la face du monde, à savoir la traite des Noirs, l’esclavage, la colonisation et la Guerre de l’indépendance haïtienne. Mais voilà, ce sont des pressions et contraintes, le plus souvent extérieures, qui nous conduisent au reniement, à la remise en question. Elles défont nos perceptions, nous imposent des modes de vie, aggravent notre misère. Elles réussissent à nous imposer une vérité toujours soutenue par des puissances d’argent comme le miroitement de valeurs associées à la réussite ou ce qui semble l’être et conduisent à un mépris du populaire. De ce qui nous lie les uns aux autres et constitue le socle de notre histoire commune. Les discours identitaires peuvent difficilement être posées avec sérénité, tant elles peuvent favoriser les racismes, les exclusions, les exclusivismes et les politiquement incorrects. Les pensées identitaires sont cependant toujours en toile de fond, motivent des décisions prises par les États. Elles créent des visions du monde et de son fonctionnement chez des groupes d’individus. Il y a plein d’euphémismes qui viennent au secours des politiques pour en parler, dépouiller le concept du nationalisme qu’il renferme souvent, comme « préservation » « culture », « l’âme du peuple », « attachement aux valeurs ancestrales ». Et ce sont ces valeurs, cette âme, cette culture qui donnent des envies et des besoins de perpétuation. Il s’agit en réalité de ne rien perdre sur les chemins de la globalisation, de s’ouvrir pour comprendre et s’enrichir sans rien céder sur ce que l’on est. Chez nous il y a de moins en moins de halte pour commémorer, poser les questions, explorer les perspectives, tant les problèmes sociaux auxquels nous sommes confrontés occultent les fondements de notre nation et provoquent de rejets. Les injustices, différences et inégalités qui se sont creusés au cours des années, donnent chaque jour un nouveau coup de grâce à notre fierté. Nous sommes les nouveaux nomades de la terre, nous voulons partir, ne pas nous retourner, n’être ni témoin ni comptable cette de cette catastrophe inarrêtable. Ce 14 août ramènera le 229ème anniversaire de la cérémonie du Bois caïman, sur l’habitation Lenormand de Mézy, dans le nord, qui a marqué le départ du soulèvement général des personnes esclavisées dans la colonie française de Saint-Domingue qui a abouti à leur indépendance et la création en 1804 de la République d’Haïti. Nous ne célèbrerons rien. Certains ne se rappelleront pas de l’événement, d’autres trouveront une occasion de plus pour vociférer contre le vodou, comme ils l’ont fait pendant la « campagne rejetée » dans les années 40, regretter qu’il n’y ait rien à détruire sur le site du Bois Caïman, parcelle poussiéreuse, à la merci de toutes les profanations. Ce lieu où s’est déroulé l’acte fondateur de la révolution haïtienne, la plus emblématique des temps modernes, est aujourd’hui le tombeau sans épitaphe d’une nation qui a mal d’elle-même. Les campagnes ouvertes ou en sous bassement pour éradiquer le vodou si elles n’ont pas réussi à faire rejeter la religion en tant que telle, ont fait mettre à l’index ceux qui la pratiquent. Elles ont favorisé une grande violence, allant jusqu’à des assassinats sur des hommes et des femmes qui doivent leur liberté à la force et à l’espoir que leur ont insufflé cette religion. Donc l’État Haïtien, enfant légitime du vodou, a permis, sous la présidence d’Elie Lescot particulièrement, mais aussi avant et après, sa propre remise en question et jamais n’a demandé pardon à ceux et celles qui ont été persécutés. Ces faits constituent l’une des plus grandes mises à mort de la République et il faudrait en discuter. Les frontières intérieures ont été brouillées, on nous a trop souvent dit que nous ne sommes pas ce que nous croyons être. Nous avons des doutes difficiles à dissiper et passons à côté de nous-mêmes. Emmelie Prophète