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Le Nouvelliste

Tradition « chen manje chen » : le gouffre de l’ingouvernabilité

July 16, 2020, midnight

Par Pierre-Raymond DUMAS Depuis la crise du « peyi lòk », le pays qui souffre avant tout d’un manque total de patriotisme de la part de ses élites n’a jamais semblé aussi appauvri et « fini ». Pourtant il y a eu la terrible période du coup d’Etat-embargo (1991 – 1994). Il y a eu l’ère de l’affrontement Rat pa kaka/GNB aux effets dévastateurs. L’économie semble suspendue comme la vie sociale en général. Broyée par une improductivité et une instabilité conquérantes, notre monnaie est dramatiquement en difficulté aujourd’hui. La pauvreté (extrême) ou en constante progression ne peut pas cohabiter avec un quelconque régime libéral. En aucun cas ! Les dirigeants devraient se réinventer après tant d’affrontements stériles et chaotiques qui ont renforcé en toute impunité des pratiques illicites et révoltantes telles que la contrebande, le délit d’initié, le trafic des armes, le népotisme, le blanchiment d’argent, la prolifération des bandes armées, la spéculation, l’insécurité foncière, le partage et la vente des postes publics et la gabegie administrative. Or, face aux enjeux actuels – la crise financière, monétaire, sanitaire et humanitaire sur fond d’insécurité et de crise de transmission de pouvoir (crise de fin de mandat présidentiel) – toujours prévisiblement explosive chez nous –, il existe un trop-plein, une kyrielle de protagonistes aguerris pour la confrontation et non pour le compromis. Nous sommes aujourd’hui dans une situation de risque d’explosion ou d’éclatement aussi élevé que durant les précédentes crises de fin de mandat présidentiel (précédées par la caducité de la chambre basse et la non-tenue des élections régulières). Cette question (transhistorique) de passation (pacifique) de pouvoir montre clairement – je devrais dire de préférence pathologiquement – que notre pays, tiraillé entre l’ancien et le nouveau, n’est pas encore une nation digne de ce nom, mais une « catastrophe qui végète », pour citer Leslie F. Manigat et, un « cas perdu », pour bon nombre d’entre nous et d’étrangers. La parfaite tenue des élections législatives et présidentielle dominicaines le dimanche 5 juillet représente pour nous un exemple de « civilisation », donc d’apaisement et de consensus par rapport à la « barbarie » propre à nos mœurs politico-électorales. Il y a là une différence abyssale, une opposition tranchée entre une démocratie libérale stable où la croissance économique prime et un pays ingouvernable étranger à la science et à la planification, entre une République en pleine prospérité et un État à souveraineté limitée. Tout cela s’explique d’abord par la qualité intrinsèque des dirigeants dominicains dotés d’une vision progressiste de leur pays et par la « pâte mauvaise » (dixit François Duvalier) de nos différents pouvoirs obnubilés par l’argent facile, le bien-être personnel, la jouissance et encadrés par des élites économiques corrompues en grande partie.  On ne peut plus passer sous silence cet aspect fondamental de notre faillite : avant 1986 nos dirigeants – y compris nos parlementaires et maires –   sont en grande partie des amateurs, des incompétents avérés, des gens sans qualifications académiques ni vision. Avec un tel personnel politique, on ne peut récolter qu’une pandémie de tempêtes (crises électorales, institutionnelles, financières, interventions étrangères, déchoukaj, exils, prolifération des bandes, impunité, corruption, pauvreté...). Ce complot contre le dialogue inter-haïtien, cette culture non-coopérative, cette tradition de « chen manje chen », cette politique du pire ou de la table rase font partie de notre ADN de peuple sous-développé, rétif aux valeurs démocratiques, faute probablement d’hommes/femmes responsables et d’institutions régulatrices effectives. Nourris des pires névroses endo-coloniales, ils sont même notre essence. C’est comme avancer en regardant dans le rétroviseur. Il y a eu le 5 juillet 1803 la rencontre/accord Dessalines-Geffrard au Camp Gérard, prélude à la guerre de l’indépendance victorieuse. Il y a ensuite, tout de suite, l’assassinat le 17 octobre 1806 de Dessalines. Une malédiction, disent les grands initiés. Le grand historien Marc Bloch a dit qu’on ne peut pas comprendre notre temps sans connaître l’histoire. Pierre-Raymond DUMAS