Le Nouvelliste
Philoctète, 25 ans déjà
July 17, 2020, midnight
Il y a vingt-cinq ans, un dix-sept juillet, mourait René Philoctète, le poète qui voulait arpenter les terres mêlées, l’auteur de « Promesse », l’un des plus beaux poèmes d’espoir de la littérature haïtienne. Il portait en lui le rêve d’un pays à faire, de bonheurs à partager, d’humains vivant en harmonie avec la nature. Il portait aussi en lui, durant les dernières années de sa vie, la tristesse d’être le témoin « d’offrandes coulées dans la honte », de ce « procès de l’homme contre l’homme » par lequel le fort domine le faible, le riche le pauvre, le laid le beau, la haine et la vilenie l’amour et la bonté. Il est mort triste, le Ti René. Et, comme le dit son ami Frankétienne, comme il serait triste aujourd’hui… Le renforcement de la dépendance a soumis le pays à une logique d’occupant. Des représentants de ci et de ça entendent décider, programmer, comme si les Haïtiens n’existaient pas. Pas un seul de ces experts à la manque, mercenaires de la médiocratie, n’aura lu un seul de ses vers. L’inculture et l’ignorance, les deux sont méchantes par nature, ont envahi tous les espaces publics. Le personnel politique n’est que recyclage de soupçonnés de corruption, de gabegies, un jour à toi, un jour à moi. Et la fonction publique, le poste électif comme la haute fonction administrative ne sont que sources de gains indivduels. La vulgarité, l’individualisme forcené, le mépris de classe, décomplexés font le discours public des dominants. C’est à qui parle d’un bateau offert par son père, qui dit être entré en politique pour s'enrichir et ne m’emmerdez pas, qui considère le peuple comme du bétail, les biens publics comme son butin. Qu’y a-t-il de commun entre l’homme qui disait « j’ai mis mon cœur à partager comme un gâteau » et ces hommes qui prennent le pays pour un gâteau qui leur revient ? L’écart est tel entre sa grandeur et leur bassesse que j’ai envie de parodier ce journal satirique qui titrait à l’occasion d’un décès : « un grand malheur vient de frapper… Untel est mort et untel est encore vivant… » Mais ce serait trahir René. A la mort de Franco, il avait publié un article dans Le petit Samedi Soir dans lequel il plaignait le dictateur : un homme qui a fait tant de mal ne peut pas mourir heureux. Il nous faut sans doute aujourd’hui reconnaître que cette dimension poétique que René souhaitait à tous n’a rien d’une réalité universelle. Mais sa poésie peut encore, doit encore, en ces temps difficiles qui vont nous demander un immense effort collectif pour sortir de la continuité du pire, nous inspirer. Il va falloir un agir immédiat pour désenliser ce pays, le rendre à lui-même. Nous avons besoin de ta poésie pour nous dire que ce n’est pas vrai qu’il « fait un temps sans face d’homme / sans feu ni raison ». « Quiconque dans la nuit pleure sur la ville et sur son cœur saigne en moi ». Nombreux sont-ils à saigner. Pour eux, pour tes mots comme un appel au bien, nous ne t’oublierons pas.