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Le Nouvelliste

L’installation de la CODEVI à Ouanaminthe : Quels impacts pour la ville après 16 ans de fonctionnement ?

Nov. 11, 2020, midnight

En 2004, l’État haïtien a fait une concession de 80 hectares de terres à la CODEVI (Compagnie de développement industriel) appartenant au groupe dominicain M (Grupo M) pour l’établissement d’une zone franche industrielle de sous-traitance dans la commune de Ouanaminthe. Ce projet a été conduit par le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide dans l’objectif affiché d’attirer de nouveaux et nombreux emplois dans la région. 16 ans plus tard, la CODEVI s’est beaucoup développée et constitue aujourd’hui un pôle économique d’importance pour le pays. Les impacts de son installation sur la ville de Ouanaminthe sont visibles. La CODEVI a remodelé le paysage économique, social et urbain de cette ville.   La première retombée sur la commune est la création d’emplois. La CODEVI embauche aujourd’hui à peu près 10 000 ouvriers et ouvrières. La sous-traitance n’est pas un secteur idéal où travailler. Cependant, elle contribue à la réduction du chômage. Aujourd’hui, l’offre d’emplois de la compagnie est toujours insuffisante par rapport à la forte demande de travail dans la zone. Chaque nouvelle usine est remplie avant même sa mise en fonction. La zone franche est une source d’emplois et donc de revenus pour des milliers de familles. On peut discuter des conditions de travail, du salaire, des conditions de licenciement, des différences de statut et de traitement entre la main-d’œuvre dominicaine et les ouvriers et cadres haïtiens. Mais les usines fonctionnent. Et quand elles fonctionnent, c’est un grand nombre d’Haïtiens qui travaillent et échappent au chômage. Ce sont des familles entières qui peuvent faire face aux dépenses du quotidien. La zone franche a nécessairement boosté l’économie locale. Avec ces nouveaux cadres et ouvriers qui se sont installés dans la ville, la demande en biens et services  a augmenté de manière exponentielle. De nouveaux commerces sont créés. Des succursales de banques privées ont été ouvertes. De nouveaux entrepreneurs ont émergé. De nouveaux emplois créés. La CODEVI a certainement contribué à faire de cette ville un centre économique actif en perpétuelle mutation. L’État aussi a dû ajuster et renforcer ses structures administratives en fonction de cette nouvelle réalité. L’Agence locale des impôts de la DGI est devenue un Centre des impôts avec tous les services déconcentrés. Un bureau de l’ONA, un bureau de l’OFATMA et une direction régionale des Affaires sociales ont été installés pour un service de proximité. Cependant, il faut aussi considérer le revers de la médaille. La ville a changé mais pas qu’en bien. Au contraire, un déficit de prévisions, de programmation, un manque de vision fait subir à la ville des conséquences assez dramatiques de la création de la zone franche. La zone franche a occasionné une forte poussée démographique qui représente un grand défi pour Ouanaminthe. En 16 ans, ce sont des milliers de familles qui se sont installées dans la ville. C’est une forte seconde vague après celle de 1992 lors de l’embargo qui a drainé des milliers de personnes à la frontière dans le commerce du carburant. Un grand nombre d’ouvriers vient d’autres communes du Nord-Est et d’autres départements. Ils se déplacent avec leurs familles et accueillent aussi des parents proches. Dans chaque famille d’ouvriers, on trouve des frères, des sœurs ou des petits cousins qui fréquentent les écoles de la ville en plus de leurs propres enfants. Les ouvriers qui sont licenciés, ceux qui abandonnent les fabriques, restent majoritairement dans la ville qui leur offre d’autres opportunités. C’est une ville frontalière avec des échanges économiques réguliers formels et informels avec le pays voisin. Rester dans la ville est une meilleure option que de revenir vers sa ville ou son village d’origine. Toutes ces personnes doivent se loger. Elles privilégient l’acquisition d’un emplacement pour y bâtir une maison même si l’espace est réduit, même s’il est enclavé, même s’il se trouve sur un sol impropre à la construction, même si les services de la mairie ne peuvent y accéder, même s’ils n’ont pas accès aux réseaux de distribution d’eau et d’électricité. Cela provoque une extension anarchique de la ville. Les bidonvilles poussent comme des champignons dans la zone péri-urbaine. Ces constructions sont faites sans un plan d’urbanisme et d’aménagement de la commune. La ville déborde même sur les terres agricoles. Les services de la mairie sont dépassés. Ils doivent gérer avec des moyens limités une population qui a plus que doublé en 30 ans. Cette ville est devenue un dépotoir à ciel ouvert avec une voirie impuissante qui n’a aucune solution. Un autre changement négatif observé est d’ordre environnemental. Les préoccupations environnementales n’ont pas été le premier souci de l’État en accordant cette concession. Les investisseurs dominicains ont jeté leur dévolu sur un espace situé directement sur la ligne de démarcation frontalière. Cela leur permet d’avoir un accès direct sur l’usine sans passer par le point officiel souvent encombré. Les intrants et les produits finis transitent par le port de Monte-Christi, ce qui constitue un gain en temps et une épargne non négligeable pour la compagnie. Cependant, le lieu choisi, « Nan Kakawo », s’il est avantageux pour les Dominicains, était une zone de production agricole qui abritait un riche écosystème aux abords de la rivière Massacre. C’est cet espace qui a été livré aux bulldozers pour être complètement dévasté avec à la clef une grande perte pour la biodiversité. À notre connaissance, aucune étude d’impact environnemental n’a été conduite avant la construction des usines. Il faut souligner que la CODEVI continue son extension dans la zone cultivable de Pitobert qui constitue un grenier pour la ville de Ouanaminthe et le reste du département. Au regard des normes environnementales, si le site a été complètement détruit, il fallait compenser les pertes nettes de biodiversité et de forêt par un projet permettant de créer ailleurs un parc naturel d’une superficie équivalente. Cela n’a pas été fait. La perte n’a pas été compensée. Au point de vue social, les attentes de la population n’ont pas été comblées. Les habitants de la ville s’attendaient à voir la CODEVI s’investir dans beaucoup de projets à caractère communautaire. Les citoyens espéraient un retour de la compagnie en termes d’accompagnement social. Il y a eu beaucoup de promesses qui ont été faites à la population quand le gouvernement et la compagnie "vendaient" le projet à la société civile. Il y a eu certes des initiatives louables. Nous pouvons parler de la mise en onde de la radio télé Power qui rend de grands services à la population. La CODEVI a aussi construit un centre sportif et appuyé certaines associations. Cependant, le parc St-Pierre, mal géré par la mairie, a été dans un état de délabrement total quand le ministère de la Planification et de la Coopération externe, sous l’impulsion du ministre Aviol Fleurant, natif de la ville, l’a réhabilité et modernisé en 2018. Les interventions de la compagnie auprès de la communauté sont limitées et se font aujourd’hui de plus en plus rares. Les citoyens ont l’impression d’une usine qui se situe physiquement et socialement en dehors de la ville, qui ne garde pas un dialogue constant avec la société civile et qui ne communique pas vraiment sur ses actions. La CODEVI est désormais un élément clé de l’économie locale. Son utilité n’est plus à démontrer. Cependant, les impacts négatifs de son installation doivent être corrigés. L’État doit prendre la main et accompagner les collectivités territoriales locales dépassées. Il est encore temps d’établir un nouveau plan de développement de la ville associé à un plan rationnel d’urbanisme et d’aménagement du territoire. La mairie de Ouanaminthe commence à intervenir en traçant des rues dans les cités, en les mettant tant bien que mal aux normes classiques. Mais, cela ne peut pas suffire. Il faut apporter les services sociaux de base aux habitants des cités. Il faut une bonne gestion des déchets. Il faut de nouvelles places, de nouveaux parcs, de nouvelles aires de jeu pour les jeunes, de nouvelles écoles, un nouvel hôpital dans la ville et de nouveaux centres de santé dans les périphéries et les sections communales. Une cité ouvrière décente, propre, aménagée dans les règles et les standards d’une ville moderne, peut encore être construite. La perte nette de biodiversité peut être encore compensée par la création d’un grand parc naturel aux dimensions égales de la zone dégradée. L’État doit prendre et respecter des engagements d’amélioration des conditions de vie des ouvriers. La CODEVI devra de son côté mieux s’intégrer dans la communauté. Elle a une fonction sociale à remplir à côté de sa fonction économique. Elle devra collaborer avec les collectivités territoriales et les autres branches de l’administration. Elle devra surtout renforcer ses actions auprès de la société civile. Ouanaminthe, le 28 octobre 2020 Maismy-Mary Fleurant, Ph. D. Avocat, professeur des universités