Le Nouvelliste
Requiem pour un sourire perdu
April 15, 2020, midnight
Déjà il a des sourires que l’on ne voit plus. Qu’on ne verra peut-être plus. Masques sophistiqués et artisanaux les couvrent. On devine des dents, des rictus inquiets, des regrets aussi. Nous avons été projetés, sans transition, dans un temps où les visages se sont emmêlés, poussant le monde et ses diversités - tellement glorifiées au début de siècle - dans un étrange territoire de neutralité où sont bridés l’odeur, le toucher, le goût. Quant à la vue, le mètre ou le mètre cinquante évitera probablement que tout ne s’éteigne, assurera la survie des couleurs et, pourquoi pas, du désir. Il n’y a pas si longtemps, certains sourires racontaient une joie d’être, d’aller de l’avant, malgré les mauvaises nouvelles, le peu d’espoir, les démons d’un vieux monde toujours en quête de plus de croissance, engendrant chaque jour plus de misères et d’inégalités. Il n’y a pas si longtemps, de l’enfer du quotidien, on pouvait sauver un sourire, manifestation de bonté ou d’amitié, une gratuité qui rappelait que l’on était vivant malgré la violence sociale ambiante. Quelquefois ce sourire se transformait en éclat de rire mettant au défi le manque de solidarité et d’empathie. Cela fait quelques semaines, on dirait une éternité, nous nous sommes réveillés orphelins du passé, avec des envies de choses simples qui désormais constituent des risques mortels comme serrer l’autre dans ses bras, faire une promenade dans son quartier. Nous voilà désarmés totalement, alors que la guerre est déclarée et fait rage autour de nous. Il s’installe progressivement un silence stupéfait, terrifié, que vient troubler des questions que nous formulons tout bas, tant nous savons que les réponses seront incomplètes, biaisées. Et pourtant nous avons souhaité du silence dans un pays hurlant misère, prière, colère, désespoir, mais un silence consenti, serein, pas celui des cimetières, celui résigné, impuissant, des pauvres gens, celui des vaincus. Nous finirons en statistiques, ou en approximation. Il y en a qui n’ont jamais compté. Il n’y a pas de raison pour que brusquement ils le soient. Nous vivons l’effacement de certains territoires communs et nos vies défilent dans nos têtes. Le dérisoire est tellement beau ! Et toutes ces choses que nous prenions pour acquises et qui n’étaient que des effleurements, des prêts. Ce sourire, de l’ordre du provisoire qui consolait et apaisait, désormais masqué, aura changé le temps que les masques tombent, il aura souffert de la maladie des autres ou de sa propre maladie. Peu importe. « Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois » nous dit le français Stéphane Audouin-Rouzeau, historien de la Guerre 1914-1918. Il parle aussi de moment de rupture anthropologique, il nous reste à combattre l’oubli, transmettre comme nous pouvons les subtilités de cet ancien monde et souhaiter que celui qui vient nous dédommage des diverses injustices subies et redéfinir, pourquoi pas, le rapport entre les nations.