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Le Nouvelliste

Haïti : d’une épidémie à une autre, les mêmes défis

April 13, 2020, midnight

Au pays des guerres, des catastrophes et des épidémies Il faudra un jour que notre peuple assume pleinement la mémoire dont il est dépositaire. Il y va de son salut. La communauté haïtienne doit comprendre et se souvenir que le destin des nations est forgé par l’avènement des guerres, des catastrophes d’origine naturelle et des épidémies. Dans ses « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence », Montesquieu (1734) démontre que les guerres ont joué un rôle déterminant dans la destinée du peuple romain. Il en est très certainement de même pour le peuple haïtien. Nous portons en bandoulière l’orgueil de l’armée indigène et la bravoure des Cacos. Pourtant, nous avons tendance à oublier que le pays est placé sur la trajectoire des ouragans et que les séismes ont toujours pesé sur la destinée de ce petit bout d’île. Nous faisons très peu attention à l’histoire des épidémies qui ont frappé notre société au fil des années. Ces dernières, de par les maladies qui frappent massivement les populations, doivent être considérées comme des faits sociaux totaux, au sens que l’entend Marcel Mauss dans son « Essai sur le don » (1923-1924) et comme formes élémentaires de l’évènement (Claudine Herzlich & Marc Augé, 1984). Bien avant le coronavirus, la société haïtienne a été fortement touchée par le choléra, le sida, la grippe espagnole, la fièvre jaune. Le propos consiste à dire ici que toutes ces épidémies ont en commun d’avoir posé les mêmes défis majeurs à l’espace politique de la santé au niveau national, en termes de stratégies matrimoniales, de croyances religieuses, de biopouvoir, de protection sociale et d’aménagement du territoire. Ces épidémies qui ont façonné le vivre ensemble haïtien Depuis que le choléra a été importé sur le sol d’Haïti par les Casques bleus de l’ONU en octobre 2010, il a fait près d’un million de victimes parmi les couches les plus vulnérables de la population, dont plus de dix mille morts. Malgré les faits scientifiquement établis, les Nations unies ont longtemps nié leurs responsabilités et jusqu'à ce jour, il n’est prévu aucune réparation pour les victimes et leurs familles. Renaud Piarroux, qui raconte le désastre dans son dernier ouvrage (2019), parle d’un scandale politique et scientifique qui met à nu le cynisme des puissants amis d’Haïti et de la diplomatie internationale. Cette épidémie a porté le dernier coup de semonce qui a brisé le peu de confiance du peuple haïtien dans le système onusien. A l’inverse du choléra, le Vih/sida a fait connaître aux Haïtiens la douloureuse expérience de la victime sacrificielle sur la scène internationale. Au cours des décennies octante et nonante, des millions d’Haïtiens, notamment ceux de la diaspora, vivaient dans la honte de leur origine en raison de cette première appellation de la maladie par les autorités sanitaires américaines : 4H, pour désigner les homosexuels, les héroïnomanes, les hémophiles et les Haïtiens comme les principaux groupes qui propageaient l’épidémie. Cette terrible accusation portée contre les Haïtiens a induit des conséquences néfastes sur son économie (Paul Farmer, 1996), dépendante en grande partie du tourisme (sexuel) qui s’est immédiatement effondré. Aujourd’hui encore, Haïti demeure hors Afrique, le pays le plus affecté par le sida, avec une prévalence du Vih estimée à 2% (MSPP & PNLS, 2017).   Dans son ouvrage intitulé « Haïti : médecine et santé publique sous l’occupation américaine», paru en 1992, Ary Bordes nous décrit les ravages causés dans les villes et les villages du pays par la grippe espagnole de 1918. En raison de sa forte contagiosité des nombreux décès occasionnés par cette grippe, les autorités politiques de l’époque ont dû procéder à la fermeture des écoles de la capitale. Dans le département du Sud, rien qu’au niveau de la commune des Cayes, plus de 3 000 personnes ont perdu la vie des suites de cette épidémie. Aujourd’hui, à l’heure où nous sommes confrontés au Covid-19, nous semblons avoir oublié cette sombre page de notre histoire nationale. Nous parlons en général de la grippe espagnole comme si elle n’avait touché que les pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Nous semblons aimer oublier également que l’héroïsme des soldats de l’armée indigène n’aurait pas suffi pour vaincre l’armée de Napoléon entre 1801 et 1803. Il a fallu qu’une certaine épidémie de fièvre jaune se mêle de la partie. L’historien Beaubrun Ardouin (1854, Tome 5) considérait cette fièvre comme étant l’auxiliaire des noirs dans leurs luttes acharnées pour la liberté. En effet, les milliers de soldats envoyés à Saint-Domingue par la métropole  étaient « moissonnés par la fièvre jaune ». Le général Leclerc qui conduisait les troupes en mourut le 2 novembre 1802. Parlant des Européens qui ont été embrigadés dans cette expédition militaire en vue de rétablir l’esclavage sur la partie française de l’île, l’historien Pamphile de Lacroix (1819, 359) faisait le constat qu’ « un soldat admis la veille dans ce corps était porté le lendemain au cimetière ». Un nouveau coronavirus pour les mêmes défis à la société haïtienne Le SARS-COV-2 est devenu depuis février dernier une pandémie qui suscite toutes les peurs du monde. Parti de la Chine en novembre 2019, il a déjà atteint plus d’un million deux cent mille personnes dans le monde, principalement en Europe et en Amérique du Nord. Tout semble indiquer qu’il pourrait continuer sa progression et causer des milliers de victimes en Haïti. Selon le dernier bilan du ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), il existerait une vingtaine de malades du coronavirus en Haïti depuis le dépistage du premier cas le 19 mars 2020. Plus que les autres que nous avons connues, cette épidémie est en train de mettre à l’épreuve tous les compartiments du vivre ensemble ainsi que les institutions qui participent de la construction de notre identité et de la cohésion sociale. D’abord la famille. Eclatée. Dispersée. Désarticulée. Il faudra à des milliers de familles trouver la force de traverser cette épreuve dans l’éloignement. Tel père qui se trouve dans l'une de ces provinces du pays que nous appelons en-dehors. Telle épouse qui se trouve à New York avec les enfants, ou quelque part en Europe. Tel frère ou telle sœur qui va mourir et à qui on ne pourra même pas offrir une sépulture. Et tous ces orphelinats peuplés d’enfants dont les parents sont en vie ? Et tous ceux-là qui habitent avec nous et qui nous font peur en cette période de confinement parce que nous n’avons jamais pris la peine de les connaître, qui nous étouffent faute d’espace ? Inexorablement, cette épidémie, si elle devrait se déployer à grande échelle au niveau national comme le prévoit l’Organisation mondiale de la santé (OMS),  finira par ouvrir les yeux de nos familles haïtiennes sur leur ennemie la plus intime : la partance (Ély Thélot, 2016). Il y a ensuite nos institutions religieuses auxquelles de nombreuses questions commencent à être posées qui ébranlent la foi. Pourquoi nos prophètes n’ont rien vu venir ? Quel réconfort sauront-ils apporter aux soupirs de la créature opprimée par l’épidémie quand leurs incantations, leurs potions, leurs prières demeurent sans effet et que Dieu est forcé au silence par l’État et la science ?  Nous aurons urgemment besoin de tirer les leçons du passé afin que cette catastrophe sanitaire n’ouvre point la brèche à de nouveaux marchands de faux espoirs. Le véritable défi ici, plus que l’exercice de la foi, renvoie à la saine régulation du secteur religieux, car pour exorciser la colère qui se densifie, pour désamorcer la révolte qui gronde, pour apprendre à se faire une autre idée de l’amour et cerner les nuances de la grâce, nos autorités devront encadrer le dialogue nécessaire entre la médecine et la croyance de sorte que le salut de l’homme n’hypothèque point la santé de la population. La santé de la population, tel est le maitre mot à l’heure du coronavirus. Ce déroulement de la vie dans le silence des organes (René Leriche, 1937), cet état de bien-être physique, mental et social (OMS, 1946) c’est d’abord un enjeu d’ordre politique. Il s’agit du pouvoir sur les corps. De les compter. De les distribuer dans l’espace. De poser la vie qui les anime, leurs mises en jeu dans l’espace public, leur discipline, comme fondement de la politique. D’intervenir, en termes de planification, sur la sexualité, la nuptialité, la naissance, la morbidité, la vieillesse, les accidents, la mortalité. Comme l’a si bien fait remarquer Michel Foucault (1975), c’est une affaire d’Etat que de savoir surveiller et punir. Mais comment exiger des autorités actuelles de l’Etat qu’elles assument de tels rôles en ces temps de crises multidimensionnelles quand ce dernier a perdu le monopole de la violence légitime (Max Weber, 1922) et ne peuvent plus rien faire croire à la population (Machiavel, 1532) ? Plus que jamais, justement, notre peuple a besoin de croire en l’existence de filets de protection sociale, en des mécanismes de prévoyance collective, en l’expression providentielle de la solidarité organique. Nous devons comprendre que si le déni de l’épidémie et la violence en boucle sont en train de prendre le dessus, c’est aussi et surtout parce que les gens ont peur. La peur de ne pas trouver des soins de santé, faute de disponibilité et d’accès. La peur des inégalités. La peur de l’exclusion. Plus de 90% de la population ne bénéficient  d’aucune forme systématique de protection sociale (PNUD, 2012). Comment assurer la prise en charge pour les centaines de milliers de malades que risque d’occasionner la propagation du coronavirus ainsi que toutes les autres maladies qui vont continuer à  se manifester après ? La société haïtienne doit vite répondre à cette question. Une dernière question qui pose un immense défi à notre société en ces temps d’épidémie renvoie à l’aménagement du territoire. La manière dont les logements sont construits et repartis dans nos villes et nos villages, les lieux utilisés comme hôpitaux et cimetières, les formes d’organisation de nos marchés, de nos transports en commun, de nos bâtiments publics, pourraient constituer des terreaux fortement propices à l’expansion tragique du Covid-19  dans les semaines à venir. Comme ce fut le cas à Paris, sous Napoléon III, avec Haussmann, les élites locales devraient urgemment envisager le réaménagement de l’espace haïtien dans la perspective du bien-être collectif. Par ailleurs, il y a la saison cyclonique qui va commencer dans moins de deux mois, il y a les failles Septentrional et Enriquillo qui ne cessent d’accumuler de l’énergie mécanique, il y a les mandats des collectivités territoriales qui arrivent bientôt à terme et des échéances électorales qui se rapprochent, il y a l’éducation des enfants trop longtemps mise entre parenthèse, il y a la dévaluation de la monnaie nationale qui s’accentue, il y a des entreprises qui ont déjà commencé à réduire leur personnel, il y a les petits marchands du secteur informel qui souffrent déjà du ralentissement des activités sociales dans les rues, il y a l’insalubrité de nos villes et la dégradation de notre environnement qui ont déjà atteint leur paroxysme, il y a l’insécurité alimentaire qui tenaille de plus en plus les ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté, il y a la production nationale qui est encore une fois laissée pour compte, il y a les gangs armés qui continuent à terroriser les paisibles citoyens, il y a le kidnapping qui s’est inscrit dans une logique de permanence banalisée, il y a la crise du commerce international qui va lourdement peser sur notre économie déjà faible, il y a les bouleversements de la géopolitique mondiale dont nous devrons subir les conséquences, etc. Le cadre de notre effondrement est déjà posé et le coronavirus est déjà dans nos murs, qui risque de le précipiter. L’insoutenable légèreté de nos autorités politiques est déjà démontrée au travers de leurs récentes décisions. Il est donc venu le temps de dire à l’instar du poète Davertige (1962, 22) : « Toutes les plantes sont ivres et portent leur printemps… La douleur tombe comme les murs de Jéricho… Deux miroirs recueillant les larmes du passé et le peuple de l’aube assiégeant nos regards. ».