this used to be photo

Le Nouvelliste

Cuisine haïtienne, grandes Dames et bons petits plats

Dec. 17, 2020, midnight

Le Nouvelliste : La cuisine haïtienne a perdu plusieurs de ses grandes représentantes en 2020, pouvez-vous nous parler de la décédée la plus récente, Madame Jean Pierre ? Gérard Thérilien : Mme Fernande Mainville Jean Pierre était la quatrième personnalité à se retrouver à la direction de l’Ecole hôtelière d’Haïti depuis sa fondation en 1953. Elle a succédé à Mme Lisanne Prosper Hérard, devenue députée sous François Duvalier. Elle a dirigé l’institution pendant 24 ans, soit de 1964 à 1988. Elle a fait de l'École hôtelière une institution prestigieuse se chargeant de la formation professionnelle des jeunes aux différents métiers de l’industrie hôtelière.   Dès son arrivée à la tête de l’institution, son premier geste fut de la soustraire de la tutelle du ministère des Affaires sociales et d’en faire une direction technique au sein de l’Office national du Tourisme. Le Nouvelliste : Quel a été son apport à l’École hôtelière ? Gérard Thérilien : Mme Jean Pierre disait souvent pour justifier sa démarche que l’Ecole hôtelière doit se démarquer des écoles ménagères, car elle n’en est pas une, et elle n’avait pas tort. En 1967 on signalait la présence d’une délégation de l’Ecole hôtelière au stand d’Haïti à Montréal à l’exposition « Terre des Hommes ». L’Ecole a accueilli en 1971 et 1973 deux promotions sortantes de l’Ecole hôtelière de la Martinique en organisant leur séjour au pays, hébergement, excursions, divertissements, etc. C’est  encore le chef de cuisine Henry Chéry, professeur audit établissement, qui avait été chargé  de veiller sur l’alimentation de notre sélection nationale de football en 1974 à Munich pour la Coupe du monde.   En 1976, l'École hôtelière était présente aux festivités marquant les 200 ans de l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique ; notre délégation offrait à la délectation d’un public sélect le lambi en sauce créole et le riz djondjon. Que ce soit en République Dominicaine, à Porto Rico, en Guadeloupe ou ailleurs, l’école hôtelière marquait toujours sa présence par la promotion du produit culinaire haïtien. C’est ainsi qu’en 1987 nous avions découvert que notre chanm chanm est également connu en Guadeloupe sous le nom de kilibibi. Les diplômés de l’Ecole hôtelière se retrouvaient partout, les missions diplomatiques, les agences de voyages, les banques, les lignes aériennes, sans compter les hôtels et restaurants du pays. Très souvent on sollicitait les services de l'École lors des réceptions officielles et régulièrement chaque mois une équipe participait au tirage de la Loterie nationale. Tout ceci était le travail d’une femme de caractère, une ancienne d’Elie Dubois qui savait ce qu’elle faisait et le faisait avec amour et passion. Mme Jean Pierre adorait promouvoir l’art culinaire haïtien auquel elle apportait une touche personnelle. C’est à elle que nous devons le Poulet Labapen, la Pintade nègre marron, le poulet Vertières et elle a même rebaptisé la Soupe au giraumon pour en faire la Soupe de l’Indépendance. Elle croyait en l’avènement d’une cuisine savante d’expression haïtienne qui n’aurait rien à envier à celle des autres pays.  Elle profitait de sa retraite pour travailler sur un ouvrage qui devait être la consécration de toute une carrière bien remplie.  Qu’en est-il ?  Sa descendance pourra nous en dire plus.   Le Nouvelliste : Sur la liste des disparitions récentes, on déplore également le départ de Mme Lemaire. Qui était-elle ? Gérard Thérilien : Marie Alice Mathieu Lemaire (Yayie), qui nous a quittés récemment, était une battante. Elle a hérité du comptoir de pâtisserie de sa défunte mère de qui elle a appris les ficelles du métier quand elle était encore toute jeune. Arrivée aux Etats-Unis, elle a cru bon de suivre des cours de perfectionnement, et une fois de retour au pays, elle a ouvert dans la maison familiale la pâtisserie « FOLIE GOURMAND ». Le Nouvelliste : Quelle a été sa place dans le secteur de la pâtisserie ? Gérard Thérilien : Yayie a apporté du sang neuf à la pâtisserie en Haïti, c’est elle qui a introduit de nouveaux modèles de gâteaux de communion, d'anniversaire et de mariage. Elle fouillait, scrutait toutes les nouvelles techniques pour les offrir à sa clientèle. Nous lui sommes redevables des copy cake, air brushing, les dessins d’artistes sur les gâteaux. C’était une femme haute en couleurs, couleurs qui se retrouvaient dans ses produits uniques, uniques en saveur et en présentation. Mme Lemaire a vécu avec amertume la catastrophe du 12 janvier 2010 ; la maison s’est effondrée et elle a perdu la majeure partie de son matériel de travail. Elle a attendu 8 ans avant de pouvoir rouvrir ses portes. Mais bien avant le séisme elle a eu à faire face à de multiples obstacles tels que incendie, vols à main armée, kidnapping et autres menaces de toutes sortes. Elle a tenu bon et a poursuivi ses activités malgré vents et marées. Mme Lemaire nous a laissés certes, mais son œuvre se poursuit valablement, car à l’instar de sa mère, elle a su insuffler à ses filles l’amour et la passion du métier. Le nouveau label de la pâtisserie « PANOU » et son bâtiment flambant neuf survivront à ce départ inattendu. Longue vie à PANOU sous le signe de la continuité et de la qualité.    Le Nouvelliste : Quelques semaines plus tôt, c’est Madame Fanfan qui nous quittait. Pouvez-vous nous parler d’elle ? Gérard Thérilien : Evelyne Fanfan de la Pâtisserie Ste-Claire est un modèle unique d’une entreprise familiale. Le grand public connaît Mme Fanfan pour ses délicieux kibbys et ses petits pâtés hors du commun. Si vous cherchez une enseigne pour vous rendre chez Mme Fanfan, vous risquez de ne jamais la trouver, car sa réputation est son unique enseigne. Là ne s’arrête pas l’offre de service de Mme Fanfan, elle propose de nombreux autres produits au comptoir et sur commande, et son service traiteur est très actif. Comme une ruche grouillante d’activités de toutes sortes, c’est toute une famille qui s’activait autour de la Reine Evelyne qui organisait et coordonnait soigneusement les prises de commandes, la production et les livraisons au comptoir ou à domicile. Le Nouvelliste : Ses pâtés et les kibys l’ont rendu célèbre, vous avez raison, sa réputation était sa seule enseigne. Quels souvenirs avez-vous de Madame Fanfan ? Gérard Thérilien : Mme Fanfan s’est taillée une place de choix dans la production de kibby dans la région métropolitaine et même à l’étranger. Quand on parle de kibby en Haïti, il y a de fortes chances qu’on fasse allusion à ceux de Mme Fanfan. Longue vie aux sœurs et frères qui ont supporté Evelyne dans ses œuvres et j’ai l’intime conviction que la poursuite des activités est garantie et que la qualité sera toujours au rendez-vous. Le Nouvelliste : Ces grandes dames disparues soulignent combien on ne parle pas assez de la cuisine haïtienne et de ses grandes figures. Si vous avez à faire un tour d’horizon du secteur que diriez-vous ? Gérard Thérilien : Pendant très longtemps la tradition culinaire haïtienne était jalousement gardée par des femmes. Les bonnes recettes détenues par les grands-mères se perdaient malheureusement en chemin. La transmission étant orale, on comprend pourquoi de plus en plus certaines traditions ont tendance à disparaître chez nous. Le Nouvelliste : Quels sont les grands noms de la cuisine haïtienne d’hier et d’aujourd’hui ? Gérard Thérilien : On doit rendre hommage à de grandes dames qui ont rassemblé et vulgarisé des recettes de notre terroir : Erzulie Magloire Prophète, Niniche Gaillard, Madeleine Paillère , Anne Marie Desvarieux, Fernande Jean Pierre, etc. Elles méritent toute notre reconnaissance pour avoir débroussaillé le terrain et ouvert la voie à l’expression culinaire haïtienne.     Des restaurants ont par le passé tenté de proposer au public haïtien une cuisine authentique et saine faite de mets typiquements haïtiens, à partir de produits locaux. Certains d’entre eux ont connu un réel succès, tandis que d’autres ont été moins chanceux. Qu’on se rappelle le restaurant « C’est si Bon » à Pétion Ville (Edith Prosper), « Sous la Tonnelle » en plaine du Cul-de-Sac (Cléanthe), restaurant « Le Récif » à Delmas (J. Flambert & JB Dupoux), « Chez Pedro » à Carrefour (Pierre), « Ti Boucan » à Mariani (Guy Jean Louis), « Grangou » à Pétion-Ville (Victor Châtelain),  « Boukan Kabrit » à Pétion-Ville (G. Thérilien), « La Coquille » à Pétion-Ville (Mme Legagneur), « Cinq Coins » en plusieurs adresses dans la région métropolitaine (J. André ). Il faut comprendre que notre pays souffre d’un bovarysme collectif qui explique pourquoi la tendance va plutôt vers les restaurants français, italien et même chinois. Le Nouvelliste : Quels sont les plats qui sont des incontournables de la table haïtienne ? Gérard Thérilien : Quand on parle de la cuisine haïtienne, on doit la voir sous trois volets bien distincts. Il y a la cuisine haïtienne traditionnelle, celle du pays profond qui cherche péniblement sa voie, il y a la cuisine populaire, celle qui s’implante profondément au sein de la population, et une nouvelle forme de cuisine savante qui s’inspire de recettes venues de l’étranger qu’on cherche à adapter aux exigences du public haïtien. La vraie table haïtienne se nourrit de mets dont la seule évocation fait saliver tout natif natal. Il y a des incontournables de notre savoureuse cuisine et la liste est longue ; cependant on peut citer des mets comme : poisson gros sel, lambi aux noix, pintade en sauce créole, pisquettes en fricassé, cervelle aux échalotes, cabri boucané, tassot de bœuf, griots de porc, poulet en sauce créole, poisson boucané, touffée de légumes, Crabes à l'aubergine, ragoût de cabri, bouillon du samedi, tiaka, soupe au giraumon, bœuf au calalou. A tous ces mets  on peut ajouter des garnitures toujours présentes telles que : riz national, riz au djondjon, petit mil aux pois congo vert, maïs au coco, bananes pesées, véritable frit, maïs aux pois rouges, etc.              Il y a toute une multitude de mets qui ne courent plus les rues ou qu’on ne sert plus de nos jours. Pour manger un cochon bouilli, il faut se rendre jusqu’à Montrouis, le maïs bouilli et sa bouteille de piments confits devient un produit folklorique qu’on ne voit qu'à l'occasion d’une foire gastronomique alors que ce mets faisait partie de notre quotidien. Le bougonnen de maïs ou de petit mil a complètement disparu du marché. Le pain maïs et le pain patate dans les rues appartiennent à un passé lointain, que dire du doukounou, du pain de riz ou de la gingembrette, ils sont tous aux oubliettes. Dommage que nos dirigeants n’aient pas eu la clairvoyance de sauvegarder ce patrimoine si cher à notre âme de peuple. Un musée de la gastronomie haïtienne viendrait certainement au secours de cette richesse qui se meurt, mais hélas, ce n’est pas pour demain. Le Nouvelliste : Au fil des années, les influences étrangères ont-elles modifié le goût haïtien ? Ont-elles proposé ou imposé de nouvelles recettes ? Gérard Thérilien : Il y a certes des restaurants qui introduisent dans leurs menus quelques plats du pays pour satisfaire quelques mordus du produit culinaire haïtien. Cependant, il faut reconnaître que dans la majorité des cas ces mets n’ont pas la faveur d’un public en quête de mets exotiques, snobisme oblige. Par contre les restaurants haïtiens qui fonctionnent en terre étrangère sont très appréciés d’une clientèle nostalgique cherchant à se ressourcer. Ils sont parfois très exigeants sur la qualité des mets et se font un plaisir d’y amener leurs amis étrangers afin qu’ils apprennent à apprécier la bonne cuisine du pays natal. Le consommateur haïtien a besoin de réapprendre à apprécier la cuisine haïtienne. C’est un travail de longue haleine auquel doivent s’atteler les chefs haïtiens et même l’Etat. Il y a beaucoup de tabous qu’il faudra combattre pour valoriser notre cuisine et les produits locaux. Il y a de cela 15 ans j’ai été réprimandé par des professeurs venus de la province, participant à un atelier de formation. Le péché commis était de servir des véritables pesés au cours d’un repas. Il faut reconnaitre que jusqu’à aujourd’hui ce produit fait encore l’objet de discrimination (menm veritab vi n chè). Le Nouvelliste : Qu’est-ce que la cuisine de rue peut apporter à la cuisine haïtienne ? Gérard Thérilien : La cuisine des rues, « Restaurants Trottoirs » c’est notre cuisine populaire. Elle est abandonnée à son sort puisque personne ne s’en occupe. Pourtant la santé de toute une population en dépend. Le constat est qu’aucune initiative n’est prise de la part des responsables pour contrôler ce que les gens mangent au quotidien. Aucune formation à l’endroit de ces marchandes qui ne sont même pas informées des règles élémentaires d’hygiène alimentaire, voir une bonne gestion de leur petit négoce. Partout dans le monde on rencontre des restaurants de trottoir, mais les normes d’hygiène sont scrupuleusement respectées et la supervision est assurée. Ces marchandes des rues sont de véritables gardiennes  d’une tradition culinaire plus que centenaire. On devrait se mettre à leur école, car elles ont beaucoup de choses  à nous apprendre et on devrait également en profiter pour les accompagner et les aider à prospérer. Le Nouvelliste : Ou peut-on se former en Haïti aux métiers de l’hospitalité ? Gérard Thérilien : Au début il n’y avait que l’Ecole hôtelière d’Haïti qui assurait la formation aux   différents métiers de l’hôtellerie. Aujourd’hui, l’offre est très diversifiée et d’autres institutions. dont L’ACADEMIE HAITIENNE DES ARTS CULINAIRES, proposent des programmes de formation professionnelle destinés aux jeunes. La différence réside dans le contenu de l’offre et la qualification des enseignants, car en termes de formation professionnelle on ne peut pas donner ce qu’on ne maîtrise pas.  Le Nouvelliste : Quels sont les ouvrages sur la cuisine haïtienne que l’on peut recommander ? Gérard Thérilien : De Niniche Gaillard, Erzulie Magloire Prophète a Nadège Fleurimond, beaucoup de pas ont été franchis. Plusieurs auteurs ont apporté leur contribution à la mise sur pied du vaste répertoire de la cuisine haïtienne. Il faut cependant souligner un fait révélateur de notre tendance à vouloir confondre ce qu’un Haïtien mange  et ce qu’est la cuisine haïtienne, la vraie. Il serait bon d’encourager la lecture de ces ouvrages pour mieux connaître les différentes facettes de la cuisine haïtienne. Le Nouvelliste : Quels conseils pour un jeune qui souhaite embrasser les métiers de la cuisine, du bar, de l’hospitalité en général ? Gérard Thérilien : L’industrie touristique est une entreprise universelle qui donne du travail à beaucoup de gens dans les pays qui l’exploitent à leur  profit. Un jeune qualifié dans un des métiers de l’hôtellerie est capable d’offrir ses services dans n’importe quel pays. Haïti a un potentiel touristique extraordinaire qui se gaspille. Les métiers de l’hôtellerie ouvrent la voie à  beaucoup de possibilités de démarrer sa petite entreprise lentement mais sûrement. Aux jeunes qui se lancent sur cette voie, je leur dirai que c’est un très beau métier que celui qui vous permet d’apporter du bonheur aux autres et de tirer sa satisfaction à partir de celle que l’on procure à la clientèle. Soyez fiers de votre travail et pratiquez votre métier dignement.   Propos recueillis par Frantz Duval