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Le Nouvelliste

Haïti, la fin de l'État ? (suite et fin)

Sept. 11, 2019, midnight

Par Hérold Jean-François Le 2 septembre, la capitale s'est réveillée avec la gueule de bois. «Pòtoprens leve an mal makak». Le malaise est là, le trop-plein est évident à Pétion-Ville, à Bourdon, à Delmas, rue Lamarre, Lalue, Champ de Mars, Turgeau, Canapé-Vert, c'est comme si l'on s'était donné le mot ! Des barricades enflammées un peu partout... Cela a une forte odeur de 6 juillet 2018 quand personne ne soupçonnait rien à Delmas 49, les forces spéciales de la Police nationale ont dû intervenir pour faire baisser la tension et faciliter une reprise de la circulation automobile. Les citoyens sont aux abois et en ont marre. Marre de n'avoir pas les réponses aux problèmes, marre d'être abandonné à leur sort pour trouver seuls les réponses aux multiples facteurs de blocage. Depuis l'embargo international en 1993 contre Haïti, nous n'en finissons pas avec une situation de pénurie d'essence de temps à autre. Pendant de nombreuses années, on savait qu'en décembre en général il y a une rupture de stock qui font revenir les scènes épiques de la période de l'embargo où l'on se mettait en quatre pour trouver du carburant pour son véhicule. Désormais, la panne sèche, c'est tous les mois. Les nouvelles circulent plus vite désormais avec les réseaux sociaux et le téléphone portable. À la moindre alerte, c'est la ruée vers le «gaz». Et misère pour tout le monde. Les routes sont bloquées et l'on perd un temps fou dans les embouteillages pour faire des distances courtes ou pour arriver à son travail, à un rendez-vous ou pour rentrer chez soi. Les embouteillages provoquées par les stations-service sur les routes et au cœur des villes mettent au grand jour toutes les lacunes de nos administrations communales qui, sans aucun respect de la notion de zoning, octroient des permis de construire de pompes à essence en milieu urbain, à côté des résidences. D'autres personnes se plaignent également de la présence de guichets-chauffeurs en plein centre-ville, alors qu'en général, ce sont les banlieues qui ont l'espace et les infrastructures pour accueillir ce service offert par les banques. Le commun des mortels se pose la question pertinente à savoir, où est passé l'argent du carburant qui ne suffit jamais pour satisfaire la demande? Comment un produit aussi volatil au propre comme à la vente peut-il souffrir de financement pour son renouvellement? C'est que le carburant est théoriquement vendu en Haïti à perte. Pour passer les commandes, l'État qui renonce à certains droits sur la vente du produit n'est pas en mesure de rembourser à temps aux compagnies importatrices, les montants «subventionnés». Selon ce que M. Ignace Saint-Fleur, directeur du Bureau de monétisation des programmes d'aide au développement (BMPAD) qui s'occupait anciennement du dossier de l'importation des produits pétroliers, a déclaré ce lundi 2 septembre 2019 à Micro IBO,  que l'État n'est plus en mesure de soutenir les prix artificiels des différents carburants à la pompe, alors que dans toute la région, les prix à la pompe reflètent la réalité du coût des produits sur le marché international. Ce faisant, l'État injecte plus de 75 millions de dollars américains par mois pour éviter le recours à un ajustement des prix du diesel, de la gazoline et du kérosène sur le marché haïtien. La psychose du 6 juillet 2018 traumatise encore l'équipe au pouvoir qui sait désormais ce que cela coûte d'improviser et de ne pas écouter les remous de la rue. Or, si nous comparons les données économiques de l'année dernière à celles de l'année fiscale qui s'achèvera au 30 septembre, il y a à l'évidence, une détérioration de la situation économique en Haïti. Comparativement à l'année dernière, il faut beaucoup plus de moyens pour maintenir son niveau de vie. Dans les marchés publics et les supermarchés, les prix augmentent d'un jour à l'autre. À pareille époque en septembre 2018, le taux d'inflation en rythme annuel était de 13.2%. Aujourd'hui, il est à 19,1% avec une tendance à la hausse. Il nous fallait en septembre 2018, 69,50 gourdes pour acheter 1 dollar américain. Aujourd'hui, nous avons besoin de 94 gourdes pour acquérir 1 dollar, soit une augmentation de 24,50 gourdes en un an, soit 35.25% de hausse. La crise économique résultant des paralysies de la situation politique a provoqué un certain nombre de faillites de petites et moyennes entreprises, celles qui résistent encore ont toutes sortes de difficultés à survivre et ont un niveau de dettes préoccupant. On en est à la réduction du personnel ce qui aggrave le taux de chômage... Pour soutenir la gourde, la banque centrale injecte plusieurs dizaines de millions de dollars graduellement, ce qui a un effet négatif sur le loyer de l'argent. Les taux s'approchent de l'usuraire, ce qui rend le crédit inaccessible. On paie annuellement un taux de 49,44% sur les cartes de crédit, ce qui étrangle les consommateurs qui ont de plus en plus de difficultés à payer... Au niveau du secteur public, c'est officiel, l'État haïtien, comme bon nombre d'opérateurs économiques sont tombés dans l'insolvabilité. Les perspectives de croissance économique sont au rouge, l'économie haïtienne ne pourra pas croître dans des conditions aussi défavorables. L'État ne peut pas collecter les taxes et impôts, les contribuables, même s'ils ne sont pas de mauvaise foi n'ont pas les moyens de s'acquitter de leurs redevances, ils fréquentent de moins en moins les bureaux de l'État pour solliciter des documents administratifs, pour payer les obligations communales et autres. Dans certaines administrations sensibles de l'État, certains employés entrent régulièrement en grève pour réclamer soit de meilleurs traitements, soit des arriérés de paiement... D'autre part, les paralysies sont provoquées régulièrement par l'opposition politique qui sait mettre l'État hors service sur longue durée, comme on l'a vu pendant onze jours consécutifs en février dernier, lors de l'opération «peyi lòk». Autre facteur aggravant, c'est la perte de contrôle de l'État dans sa fonction régalienne d'assurer la sécurité du territoire et de garantir la libre circulation des personnes, des biens et des marchandises. Trop souvent l'on entend que l'accès est bloqué sur telle route nationale. Ces incidents trop fréquents savent provoquer des affrontements mortels, comme on l'a vécu le 1er juillet dernier, dans la zone de l'Anse-à-Veau dans les Nippes où l'on a déploré six morts. Par ailleurs, à Port-au-Prince, a moins de dix minutes en voiture des bureaux de la présidence ( le Palais national n'étant plus là), les bandits ont pris le contrôle de la sortie sud de la capitale. Cette situation qui dure depuis un certain temps n'a pas été prise en charge avec le sérieux qu'il faut. Des camions de marchandises, des autobus de transport, des conteneurs provenant d'usines de sous-traitance destinés à l'exportation sont régulièrement détournés par les bandits qui ont le moyens de s'affronter avec la Police nationale jusqu'à la mettre en déroute... Cela provoque des pertes en vie humaine et en biens, camions et marchandises confisqués. Ces épisodes ne consacrent-ils pas la fin de l'État en Haïti? Dans l'actuelle situation de rareté de carburants, les camions-citernes deviennent la cible privilégiée des bandits. Ils en ont déjà détourné au moins deux sur ce circuit qui est la route naturelle pour s'approvisionner en carburant. Le principal terminal pétrolier se trouve à Thor un des banlieues de la commune de Carrefour. L'État haïtien ne devait-il pas déployer de grands moyens pour accompagner les convois qui doivent alimenter les stations-service dans toute la zone métropolitaine? Cette situation de rupture de stock récurrente ne devait-elle pas porter nos dirigeants à trouver enfin la bonne décision pour constituer des réserves? L'argent de PetroCaribe qui aurait dû à point nommé servir à construire ces réserves, a malheureusement plutôt servi à constituer d'autres réserves, des réserves de richesse illicite pour mettre à l'abri, plusieurs générations de fils et de filles, de descendants de voleurs... Et les voleurs de ces fonds s'énervent, quand en des occasions multiples comme le week-end dernier, à New York, une courageuse dame vêtue de rose, dans une nouvelle version de «La guerre des Roses», demandait à Michel Martelly, «kot kòb PetroCaribe a»? L'État haïtien s'est dissout, il s'est désagrégé sous le poids des appétits de la dernière équipe de dirigeants rapaces, des dilapidateurs d'un autre genre, des prévaricateurs qui n'ont montré aucun sentiment d'appartenance à cette terre contre laquelle ils ont commis un crime de lèse-patrie. Entre-temps en Haïti, la misère devient de plus en plus visible. Elle est là, étalée sous nos yeux, dans le chiffon sale qui sert de toit et d'abri à la marchande qui, à chaque coin de rue, essaie à sa façon de survivre pour ne pas mourir de faim en se convertissant en commençante déguisée, dans un environnement insalubre de ravines puantes, à proximité de piles de détritus. Une situation répulsive qui fait penser que les Haïtiens sont les personnages de référence de cet essai de Frantz Fanon, les Damnés de la terre, publié il y a déjà 58 ans. La misère, elle est exposée au soleil dans toutes les rues de nos villes, sur les routes nationales, sur le visage du petit enfant, de la petite fille à la sortie des supermarchés qui demande la charité, elle est constatée dans la posture du handicapé qui essaie de survivre en demandant l'aumône dans la rue, elle dégouline dans nos pentes pour se jeter en furie dans nos principaux ravins, le Bois-de-Chêne entre autres, emportant toute la laideur et les déficiences de nos autorités incapables de faire respecter une mesure d'État sur l'importation des produits en styrofoam... La misère, en Haïti, nous la voyons dans les yeux des enfants de rue qui n’arrivent pas bien souvent à nous attendrir, qui reçoivent plutôt notre mauvaise humeur en pleine figure quand ils essaient d’essuyer nos véhicules avec leur torchon sale en main, cherchant à survivre dans cette jungle infernale... Ces enfants infortunés constituent la réserve que cette machine de reproduction des inégalités produit à la pelle et qui seront pour la plupart les délinquants de demain... La misère, elle est omniprésente sous nos yeux, à chacun de nos pas, elle est comme en vitrine pour que nous ne risquions pas de ne pas la voir, pour que nous sachions qu’elle est là, qu’elle fait partie de notre vie, de notre réalité. Elle nous interpelle, elle nous appelle au secours pour qu’on agisse pour la résoudre, pour mettre fin à sa réalité, pour qu’on arrête d’être insensible au fléau qu’elle représente... La misère, à chaque occasion, nous envoie un message pour nous dire qu'elle peut se retourner contre nous si nous persistons à l'ignorer, si on feint de ne pas la voir sur les visages des marchandes de la rue, des infortunés, des septuagénaires qui ont passé leur vie dans la rue pour essayer de survivre, sans que leurs conditions de vie n'aient jamais changé. La misère est là sur le visage fatigué, résigné et assoupi de la vieille au marché de Delmas 48, au coin de la rue à Delmas 40 B, elle est en guenille, sale et dégoutante devant la marchande de pèpè pour essayer de trouver ne nouveaux vêtements plus dignes et moins répulsifs... Elle est visible dans toutes les rues, avenues et les activités de la grande savane qu'est devenue la capitale. La misère, elle est omniprésente dans notre pays. Si depuis toujours elle est comprimée par la bonté naturelle des gens humbles d'Haïti, n'importe quand, elle peut atteindre ses limites et exploser à notre figure, pour mettre fin à nos indifférences... La version initiale de ce texte a été présentée le lundi 2 septembre 2019 à l'émission Point du Jour sur radio IBO, 98.5FM Stéréo.