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Le Nouvelliste

Fabriquons nos propres experts

April 24, 2020, midnight

Haïti ces dernières années a vu défiler toutes sortes d’experts, des individus qui pour la plupart n’ont eu droit à ce statut qu’en posant les pieds sur le tarmac de l’aéroport Toussaint Louverture, tout heureux de tout ce soleil et du cadeau inestimable que cette république d’hésitation, de compromis et de laisser-aller était prête à leur faire. Ces missionnaires d’un nouveau genre se sont multipliés après le tremblement de terre, investissant toutes les sphères, distillant des recettes pour lesquelles nous n’avons pas les ingrédients et non adaptables à nos réalités. Ils ont, l’un et l’autre, écrit l’histoire du plus gros échec des institutions internationales de l’histoire du monde moderne allant jusqu’à forcer à questionner l’intérêt et les missions desdites institutions. Il ne s’agit évidemment pas d’imputer notre incompétence, nos ratages, nos divisions, nos mauvais calculs, qui ont sapé ce qu’il nous restait d’institutions ces dernières années, aux cryptos experts qui ont envahi nos espaces, mais de questionner honnêtement l’impact qu’ils ont eu eux aussi sur le délitement de ces institutions et tout l’argent qui a été dépensé au nom d’Haïti pour les résultats que nous avons aujourd’hui. Le devoir d’inventaire est aussi important que le devoir de mémoire. Le besoin de transparence est fondamental aussi. Évidemment il y a eu quelques bons grains dans ce champ d’ivraie qui s’étend à perte de vue. Il y a même eu des expatriés, des fonctionnaires internationaux qui se sont fendus de livres, de déclarations, qui ont laissé leur conscience prendre le dessus, au grand dam de leur hiérarchie qui a bien vite fait de les destituer de leurs postes. Cette attitude qui consiste à donner carte blanche à des étrangers qui se prétendent experts, les laisser neutraliser le fonctionnement de nos ministères, mettre à l’écart les nationaux, aussi compétents qu’ils soient, même s’ils ont fait les mêmes études que les aideurs, leur enlever toute possibilité de prouver ce qu’ils savent faire, fonctionne comme le sous-racisme qui prévaut depuis toujours dans la République. C’est de l’ordre de la nuance et de la disposition mentale. L’autre est dans un premier temps étonné de la considération dont il fait l’objet, il ne comprend pas, il est un peu gêné, mais il intègre très vite qu’il peut en profiter et même en abuser. Ce qui joue en faveur de ces experts, vrais et faux, c’est la perversité des accords, traités, protocoles et autres documents contraignants de toute la nébuleuse multilatérale et bilatérale, entre les gouvernements des pays pauvres et des pays riches, les organisations internationales et non gouvernementales. Les prêteurs ou donateurs veulent avoir le contrôle de l’aide de bout en bout; au regard des résultats obtenus jusqu’ici, des dégâts constatés sur les structures nationales, c’est tout simplement criminel. À force d'intérioriser nous ne savons pas, nous ne pouvons pas. Celui qui arrive du dehors est plus capable. Et c’est en partie ce qui a mis à mal nos écoles et universités. Même l’État est plus disposé à engager quelqu’un qui a fait des études à l’étranger. Un diplôme, une licence, un master ou un doctorat d’une école supérieure et d’une université haïtienne est considéré inférieur à un « achèvement » obtenu de n’importe quelle institution bidon, de troisième zone de l’étranger. Beaucoup trop de mauvaises pratiques sont devenues des normes. Il est temps que nous fabriquions nos propres experts, des hommes et des femmes imbus des réalités locales avec de solides intérêts dans le développement du pays et du bien-être pour tous, avec le besoin et l’envie de léguer un pays qui fonctionne à leurs descendants. Bien avant la pandémie de Covid-19, beaucoup constataient qu’il n’y avait plus d’Eldorado dans le monde. Des territoires où il était encore possible de se construire humainement, d’où l’on pouvait exprimer sa nostalgie du pays natal tout en constatant qu’on y était mieux. La mondialisation, le capitalisme à outrance, le racisme décomplexé, le terrorisme, les guerres larvées pour l’hégémonie et l’exploitation des ressources ont rendu le monde précaire,  frileux. Le « je » nous empêche de faire foule ; l’appropriation privative des ressources communes attise les divisions et conduisent à des violences dans les rapports sociaux ; le manque de confiance dans les intentions du compatriote laisse toujours plus de place aux impostures. Avec tous les experts, dans tous les domaines, que nous avons eus ces dernières années, nous aurions dû avoir résolu bon nombre de problèmes. C’est loin d’être le cas. Ce temps est celui du questionnement, des remises en question, des nouveaux départs mais il faut que nous le fassions à voix haute, la duperie n’est pas une fatalité. En vivant notre propre vie, ou en expérimentant notre propre mort, nous avons le choix de ne payer que nos erreurs, pas ceux des autres. Emmelie Prophète