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Le Nouvelliste

Des morts discrets

July 8, 2020, midnight

En 1974, Georges Castera publiait, avec des encres de Bernard Wah, « Le retour à l’arbre » dans lequel il écrivait : « Ici c’est par routine qu’on va à la mort et non par erreur. »  L’histoire d’Haïti est jalonnée de petites guerres, de massacres, de catastrophes naturelles, d’épisodes meurtriers et traumatisants au cours desquels des femmes et des hommes ont laissé leur vie. Beaucoup de pays, comme nous, ont du mal à faire exister des institutions démocratiques, ne parviennent pas à mettre l’État au service du plus grand nombre et contribuer à l’épanouissement du citoyen, mais ils sont de plus en plus rares à expérimenter une perte de contrôle aussi généralisée. Ce qui est peut-être le plus dur chez nous, et surtout inacceptable, c’est l’oubli, la banalisation, les alliances improbables, entre d’anciens ennemis, qui ensevelissent doublement les victimes et brouillent les pistes. L’histoire récente, la rupture d’avec la dictature des Duvalier en 1986, auraient dû permettre de faire le procès de ce régime héréditaire aux ramifications multiples, qui, pour exister, pendant environ 30 ans, a créé un système répressif hors pair et organisé la disparition de centaines de gens. Il n’y a pas une mémoire fiable de la dictature, la mise en évidence de faits bien documentés, l’organisation d’une transmission aux nouvelles générations afin d’éviter que cela ne se reproduise.  Quelques familles et des particuliers essayent depuis quelques années, avec des publications, des célébrations, de dire ce que ce fut, mais dans une indifférence relative et aucun mémorial en l’honneur des victimes n’a jamais été envisagé. Le temps qui passe nous éloigne de la vérité et fait évoluer les perceptions et les plus âgés, qui ont vécu les périodes noires, sont scandalisés d’entendre des gens de 20 ans, de 30 ans soutenir que les temps des Duvalier étaient meilleurs, sans avoir, au regard du délabrement ambiant, les arguments pertinents pour leur faire comprendre que ce que nous vivons aujourd’hui est un peu (beaucoup) la conséquence de cette période. L’après-Duvalier, les turpitudes, la réappropriation de la liberté de parole, de la liberté tout court, la mauvaise compréhension de ce que devrait être la justice institutionnelle, nous a propulsés dans des tourbillons où la lutte pour le pouvoir, l’argent, les intérêts de puissants « amis » ont eu raison des fondamentaux de la nation. Fort-Dimanche, Saint-Jean Bosco, ruelle Vaillant, Raboteau, Bel-Air, La Saline ne sont que la pointe de l’immense iceberg des massacres perpétrés à travers le pays,  sans qu’il y ait eu, à part le procès de Raboteau, de tentative de rendre justice, de réparer le mal causé. Ce serait injuste et anormal de ne pas évoquer les exécutions de particuliers, ces grands coups de tonnerre qui ont zébré le ciel de nos quotidiens nous laissant avec des questionnements immenses : Claudy Muzeau, Grégory Delpé, Jean Dominique et Jean-Claude Louissaint, Farah Martine Lhérisson et tant d’autres. Et les anonymes, ceux qui n’ont laissé aucune trace de leur passage sur cette terre, ceux dont les corps sont restés des heures sur la chaussée, entourés de badauds, qui n’ont jamais pu être identifiés, dont aucun effort pour élucider les circonstances de leur assassinat n’a jamais été fait. Les catastrophes ne sont pas naturelles, disent les experts en climat et environnement, c’est la fragilité des lieux de vie qui tue. Et cette fragilité a tué beaucoup de nos frères et sœurs. Et de statistiques, nous avons toujours été dans l’approximation.  Nous ne saurons jamais, même au chiffre près, combien de victimes ont causé le tremblement de terre de 2010, les cyclones ou les simples pluies. Les morts sont discrets, leurs corps, leur souvenir ne font pas de vagues. Le devoir de mémoire n’est pas une habitude par ici. Certains se souviennent de temps à autre de telle personne assassinée et se posent des questions sur les raisons, les motivations de l’acte, puis oublient, parce que ce n’est pas important. Aucune société ne devrait tolérer la justice privée ou celle des plus forts et des plus malins. Les communautés humaines ne trouvent la paix des vivants que dans celle des morts. Nous avons beaucoup de réparation et de réhabilitation à faire. Etre discret ne veut pas dire que l’on n’existe pas.