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Le Nouvelliste

Les Haïtiens installés en République dominicaine comme les hommes d'affaires haïtiens veulent juger Luis Abinader à l’aune de ses actions

Aug. 17, 2020, midnight

Samedi 15 août 2020. Santo Domingo. Le large sourire de Luis Abinader est partout, un jour avant son intronisation de dimanche. Le virage des Dominicains contre la corruption, pour plus d’efficience dans les dépenses publiques est clair et la déculottée infligée au PLD du président Danilo Medina, cinglante. Abinader incarne ce tournant, cette victoire.  Sans faire de vagues, des immigrants haïtiens observent l’engouement des Dominicains pour leur nouveau président, attendent de mesurer le président Abinader à l’aune de ses actions et ruminent avec aigreur la descente aux enfers de la gouvernance en Haïti où la misère prend racine. Des racines de plus en plus solides.   « Si les Dominicains l’ont voté, c’est qu’il est bon », résume Marie Denise Payen, 64 ans, rencontrée en compagnie de quatre autres Haïtiennes, autour de 13 heures, peu après qu’un ciel d’un gris menaçant eut ouvert ses écluses sur Benito, dans le secteur baptisé San Carlos, où des Haïtiens tiennent commerce au centre de Santo Domingo, non loin de l’avenue Duarte. Son « Paletel » -petit commerce de sucrerie- observé du coin de l’œil, Marie Denise Payen, cheveux sel et poivre, confie dans un sourire presque énigmatique qu’elle attend « de voir ce que les années Abinader apporteront pour les immigrants haïtiens ». « La bonté ou non du président Abinader sera mesurable à ses actions, à ses résultats », explique-t-elle, soulignant que « les Haïtiens disent déjà que le parti blanc (Ndlr), couleur du parti de Abinader, est bon envers eux ». Nicolas, un « viejo », 1 mètre 65 environ, casque vissé sur la tête, installé en République dominicaine depuis une trentaine d’années, veut « attendre et voir ». Lui aussi. Mais il note l’enthousiasme des Dominicains et scrute les premiers actes de Luis Abinader.  « Il vient de former un cabinet composé de personnalités connues, compétentes et qui aiment leur pays », tranche-t-il avant d’être interrompu par un autre Haïtien sceptique et remonté. « Rien ne va s’améliorer pour les Haïtiens en République dominicaine », balance-t-il. « Si en Haïti, chez nous, le traitement n’est pas bon, comment voulez-vous que l’on nous traite bien ici », regrette-t-il, préoccupé, comme Jean Louis Natacha, par la situation du pays. « J’ai peur quand j’écoute les informations sur Haïti. J’ai de la famille à la rue Montalais », a confié cette esthéticienne installée en république voisine depuis 19 ans et qui galère à cause de la Covid-19 comme beaucoup d’autres ouvriers haïtiens. « Un jour, les choses vont changer en Haïti! », s’exclame un autre Haïtien dans la soixantaine avancée qui capte l’attention. « Quand Jésus reviendra », poursuit-il sur un ton à la fois sérieux et ironique avant de souligner la différence marquante entre Haïti et la République dominicaine : " Ici, on respecte la loi. Chez nous, non. Ici, il y a le respect des mandats et des élections sur une base régulière. Chez nous, non", égrène cet Haïtien qui a souhaité garder l’anonymat. Pour lui, il n’est pas nécessaire de faire des études poussées pour comprendre que les Dominicains sont confortables par rapport à la situation d’Haïti. « Ils vendent tout ou presque en Haïti. Cela les arrange », a-t-il soutenu. Si des Haïtiens installés en République dominicaine attendent avant de se forger une opinion définitive sur Luis Abinader, le nouveau président dominicain bénéficie d’un certain optimisme qui demande à être éprouvé dans la glaise du réel, des actions qu’il posera. Le président de l’Association des industries d’Haïti (ADIH), Wilhelm Lemke, interrogé samedi par Le Nouvelliste sur les positions de Luis Abinader sur Haïti, a évoqué son réalisme.  « Je crois que sa position sur Haïti est lucide et réaliste. Il est prêt à promouvoir des relations beaucoup plus équitables entre les deux pays parce que le déséquilibre ne peut pas perdurer. Nous avons de l’espoir que les relations vont s’améliorer », indique-t-il, estimant que les discussions entamées par les hommes d'affaires et les autorités des deux pays doivent continuer « avec ou sans l’encouragement des Américains ». « Au fond, il s’agit de notre avenir, de notre destin. Nous devons les poursuivre », a insisté Wilhelm Lemke. Le président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Haïti, Bernard Craan, se référant au programme de campagne de Luis Abinader, a estimé que celui-ci « rejoint les positions officielles d’associations patronales haïtiennes prises depuis une dizaine d’années » sur la formalisation des relations commerciales entre les deux pays, le contrôle des deux côtés de la frontière, le renforcement des institutions de collecte de droits de douane et d’autres impôts et taxes des deux États en rapport aux échanges commerciaux et la réalisation d’investissements sérieux au niveau de la frontière. Le président de la CCIH estime qu’il faut connaître les objectifs de la République dominicaine et avoir les nôtres. « Naturellement, les Dominicains ont un objectif principal à part la formalisation des relations : c’est le maintien des Haïtiens chez eux. Nous, notre objectif est de nous assurer que la contrebande que nous subissons diminue, sinon disparaisse, que l’Etat haïtien soit en mesure de collecter les droits de douane, des impôts et taxes qu’il doit collecter de façon à rendre les échanges plus formels ce pour permettre que l’Etat haïtien ait les moyens de sa politique », a soutenu Bernard Craan, soulignant qu’actuellement le déficit est énorme et sa monétisation par la BRH « crée une pression sur la monnaie locale qui a des conséquences que l’on peut constater en termes de dépréciation accélérée et d'inflation galopante ». Préoccupé par l’hémorragie que représente la contrebande pour Haïti, pays pauvre avec de sérieux problèmes économiques et financiers, Bernard Craan attend les actions du président dominicain après les promesses de campagne. Il a insisté sur la nécessité pour le secteur privé et l’Etat haïtiens d’être prêts à discuter des solutions aux problèmes communs dans la recherche d’une solution gagnant-gagnant.  « Ce n’est pas que j’aie un espoir particulier. Je pense simplement que cette fois, il peut y avoir des relations institutionnelles basées sur des objectifs clairs. Et peut-être, dans les deux, trois, quatre prochaines années, nous arriverons à formaliser les relations et peut-être les rendre plus réciproques », a indiqué Bernard Craan. « Il y a un gros problème d’asymétrie qui doit être résolu. C’est plus notre problème que celui des Dominicains. C’est à nous d’augmenter nos investissements chez nous, c’est à nous de fabriquer des produits de qualité à des prix abordables pour être compétitif en vue d'avoir accès au marché dominicain », explique le président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Haïti, Bernard Craan. « Les relations bilatérales avec Haïti sont très importantes pour la République dominicaine. Nous sommes conscients que le succès de ces relations dépend de la présence active, consistante et persévérante des deux États. À partir de là, nous devons continuer à renforcer les instruments pour un bon voisinage, favoriser le développement intégral de la frontière et dessiner une politique de sécurité effective afin d'aider au bien-être des deux nations », a affirmé le président Abinader lors de son premier discours, dimanche, sans rentrer dans les détails sur les contours de cette coopération entre les deux pays se partageant l’île, avec des situations politiques et socioéconomiques drastiquement différentes. Roberson Alphonse