Le Nouvelliste
Ensemble, mais séparés
Aug. 25, 2020, midnight
Il y a beaucoup de sujets en Haïti qui provoquent des silences gênés, parmi eux les questions de mixité sociale. Cet état de fait pourrait s’expliquer par l’absence d’une politique publique d’éducation à proprement parler, de lieux de loisirs ; une remise en question quotidienne de ce que nous sommes avec la pénétration réussie de sectes religieuses nord-américaines dans nos régions, nos quartiers populaires. Elles persuadent, avec succès, certains de nos compatriotes de vivre hors du monde. La misère, les inégalités sociales aussi apportent des explications. Elles induisent des comportements violents, des replis ou tout simplement le choix que font certains de ne pas faire communauté pour des raisons inavouables. Peu importe la raison, il y en a tellement. Le fait est que « nous vivons ensemble mais séparés comme une étoffe déchirée », pour citer le vers de Louis Aragon en le sortant un peu de son contexte. Les immenses problèmes économiques qui nous touchent, l’insécurité, les frustrations, les radicalisations et le manque de perspective ne vont pas résoudre ce problème, symptomatique d’un échec dans la construction de la République, dont le fondement aurait dû être l’égalité des chances, la recherche du dépassement des différences comme celles liées à la couleur de la peau, au sexe, à la religion et aux choix politiques. Le moindre mot aujourd’hui peut nourrir des antagonismes qui semblent indépassables et nous avons tous dans nos corps, dans nos têtes, le souvenir d’une injustice, de quelque chose d’inabouti parce que les pouvoirs publics, le voisin n’y ont pas mis du leur, n’ont pas voulu faire l’effort de penser à l’autre, aux autres. Il y a des maximes, des assertions qui disent long sur la manière dont nous nous voyons. Héritage de la colonisation, du duvaliérisme, nous les répétons, nous les transmettons. Elles donnent bonne conscience, singularisent, justifient les grossièretés et les mauvais comportements, mais aussi creusent des fossés entre nous : « Mwen pa kamarad ou »; « la reconnaissance est une lâcheté »; « se politik m ap fè » Le dysfonctionnement des institutions, le peu de confiance qu’elles suscitent, leur inexistence presque dans certains cas finissent par avoir raison de nos derniers désirs de société. La justice, qui constitue le premier et le dernier rempart d’une nation, a tellement déçu et continue à décevoir les citoyens qu’elle s’occupe seule de sa dégradation et met beaucoup en demeure d’aller se cacher, au sens propre du terme, sachant qu’il ne faut pas s’y risquer, que souvent c’est la loi du plus fort qui prévaut, que celui qui a la possibilité de murmurer dans la bonne oreille a quelquefois raison en dépit de la loi ou du bon sens. Le constat de non-existence de la mixité sociale interroge le parcours de la République et les intentions de tous ceux qui, les deux derniers siècles et plus, ont disposé des leviers pour effectuer des changements de fond, déplacer les curseurs, faire en sorte que les moyens de production ne soient pas concentrés aux mains d’un seul groupe, favoriser l’intégration économique d’autres fils de la République. Toutes les générations espèrent qu’elles assisteront à un tournant, à une décision, à un événement positif qui impacteraient la vie des Haïtiens. Des éléments, en quelque sorte, fondateurs qui modifieraient les discours, les perceptions et les vies ensevelies depuis trop longtemps sous une misère qui ronge les sens, les esprits et nous menace tous de disparition. Peu importe la classe sociale à laquelle nous appartenons, à laquelle nous nous identifions. Notre génération est inquiète. Un peu plus que les précédentes. L’interrogation est douloureuse. Insurmontable. Comment aplanir les différences et surtout comment inventer une fraternité tellement remise en question par les injustices sociales, les différences de plus en plus marquées, de plus en plus assumées, que les groupes sont comme des îlots qui s’éloignent l’une de l’autre, sans possibilité ni intention de faire pays? Encore moins de se mélanger. Emmelie Prophète