Le Nouvelliste
Le virus petit-bourgeois
Aug. 25, 2020, midnight
Le temps de la mise en place d’une démarche collective, j’ai pu, naïf sans doute, m’étonner de la circulation du virus petit-bourgeois dont les symptômes les plus évidents sont la croyance non fondée qu’on est meilleur que l’autre (morgue et morve), le besoin de singularisation non pour suivre une ligne mais pour sa mise en valeur, et la surévaluation de la place qu’on occupe dans un processus dont on n’est qu’un maillon. Le vice du petit-bourgeois, c’est de se prendre pour l’acteur principal d’un film qui peut très bien se jouer sans lui. Ou de critiquer, d’un lieu de transcendance quasi extra-terrestre, tous ceux qui participent à la production et la réalisation du film, du réalisateur au figurant. Le petit-bourgeois fait des « hum », des « m te di w », « m te wè sa pou yo », comme quelqu’un qui guette l’erreur pour s’extasier. Il veut avoir raison, d’une raison qui n’est pas productive mais le conforte dans son immobilisme. Le petit-bourgeois pose son premier pas comme s’il avait gagné une course de fond. Adolescent, il prenait déjà sa première fugue pour une action révolutionnaire. Comme il en a le loisir, le petit-bourgeois choisit une cause et en fait la seule cause. Il s’associe avec qui lui ressemble pour ne parler que de cette cause. Il la porte comme un drapeau. Le soir, il rentre chez lui après avoir porté sa cause surtout vers l’étranger ou des cercles mondains et se croit moins petit-bourgeois qu’il ne l’est. Dans son salon, il commente. Le petit-bourgeois est un commentateur né qui n’a pas le sens de l’histoire. Il a tout compris tout seul, tout inventé tout seul, et, un soir, dans son salon, il va tout changer tout seul. Il fait des analyses sociales dans lesquelles il n’inclut pas les conditions objectives de sa reproduction, le fondement social de ses points de vue. Il n’est pas tout à fait un ange, parce qu’il a une pratique sexuelle. Pas tout à fait un saint, parce qu’il n’a rien de Roch ni de François d'Assise. Mais il se rabat sur l’angélisme et la sainteté pour, dans la distance, décaler toute urgence qui n’est pas la sienne. Le petit-bourgeois ne comprend rien aux malheurs des pauvres. Il ne sait pas que Madame la Misère pose ses exigences. Il a la patience qui vient avec le pain. Le petit-bourgeois peut demander au peuple d’attendre. De l’attendre. Il travaille sur une théorie qu’il n’a jamais fini de mettre au point. Pourtant, quand il s'agit de payer son loyer ou de signer un contrat, il sait que le réel n’attend pas. Il sait aussi qu’il ne peut être utile que s’il se trahit, que s’il consent à parler d’un lieu qui n’est pas le sien. S’il ne le sait pas, c’est encore pire : son arrogance est fondée sur une inculture sociale et politique. Car si les avant-gardes sont parfois nées de la petite-bourgeoisie, ce ne fut jamais du lieu de la conscience petite-bourgeoise, mais de leur rupture avec leur origine pour atteindre le grand large de la condition populaire. Le petit-bourgeois a tout petit, qu’il prend pour grand, y compris la vertu. Et tandis qu’il ronronne, ronchonne, soliloque, le monde ne change pas. Dans trente ans, il racontera à ses enfants qu’on aurait pu faire mieux, et que si rien n’avait changé c’était la faute au monde.