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Le Nouvelliste

Le konpa en question

Feb. 11, 2020, midnight

On pense ces jours-ci à faire concourir des couples dans des chorégraphies recherchées et originales de la danse dite «Konpa». C’est une initiative louable, quand on admet que les figures d’usage de cette danse urbaine, commerciale et mondaine de plus de soixante ans sont pauvres, figées et manquent d’imagination. Elles ont été périodiquement l’objet de scandale ; pratiquement nulles dans un surplace équivoque de l’accouplement et de la copulation. Tant mieux si l'on pense d’abord à l’esthétique avant l’érotisme. De toute façon, en psychologie freudienne, on considère la danse comme un substitut des tendances voire de l’acte sexuel ; certaines danses étant plus sensuelles que d’autres. Ces concours chez nous sont donc bienvenus et sont pour nous l’occasion de considérations générales sur la musique konpa tout court. Un petit tour d’horizon s’impose. Origines Le konpa, d’abord compas direct, est presque un cas, un précédent dans l’histoire des rythmes de danses commerciales haïtiens. Il n’est pas issu de la tradition folklorique, héritage de la lointaine Afrique et de la colonisation, comme le yanvalou, le petwo, le ibo, le congo, la méringue populaire et celle de salon, la contredanse, le «mayi», le «Djouba». Il est né dans un contexte de la fin des années 50, où une large frange du public des danseurs était follement éprise du «mérengue» tipico y fandon dominicain, répandu à gogo sur le sol haïtien et port-au-princien par les boîtes de nuit et bordels, de la grand-rue et de Carrefour. Le séjour en Haïti du groupe «Tipico cibaëno» de l’accordéoniste Angel Villoria devait porter à son paroxysme l’engouement pour la musique du pays voisin. Au point de provoquer l’indignation nationaliste, de certains esprits, comme un Languichatte Débordus par exemple. Le «merengue» éclipsait dangereusement les danses traditionnelles haïtiennes citées plus haut, dont la savoureuse et originale méringue haïtienne, dans le goût du public. Opportunistes et musiciens embauchés par ces boîtes mal famées, imbus et pratiquants habiles de la musique dominicaine, Nemours Jean-Baptiste et son compère Wébert Sicot eurent l’idée d’exploiter ce rythme, très au goût du public et facile à danser, en lui substituant une cadence assez voisine : ce fut-là, la genèse du premier konpa ou compas direct, marqué par les deux temps immuables de la basse : une – deux … une- deux, repères d’une grande utilité aux danseurs paresseux ou malhabiles. Nemours et Sicot se sont séparés sur une querelle de leadership et l’aîné s’est approprié la paternité du nouveau rythme baptisé « Compas direct ». Inauguré en grande pompe, la veille de la fête patronale à la place Sainte-Anne en juillet 1955 par l’orchestre «Aux Calebasses», le nouveau rythme n’a pas au début l’exclusivité du répertoire de son «créateur» Nemours Jean-Baptiste : il figure aux côtés d’autres cadences très prisées des danseurs comme le «grenn moudong»; le «bannann pouyak»; le «maskawon»; le «rabòday». Le «grenn moudong» est un avatar du mambo cubain ; les autres rythmes sont des variantes de «rara» et de la meringue populaire. À partir de 1959 environ, le compas direct est la signature officielle et tyrannique de l’Ensemble Nemours Jean-Baptiste, ci-devant «Aux Calebasses». Nemours, supporté par le public des jeunes danseurs et par la bourgeoisie haïtienne, s’en prend à un aîné qu’il doit détrôner : le Jazz des Jeunes. Il attaque insolemment ces musiciens seniors, qui lui répliquent, l’accusant de plagiat dans son «mono-rythme». C’est une longue polémique, avec des propos acides et vexatoires. La musique de Nemours est raillée pour sa facilité métrique et les deux ou trois accords de ses harmonies. Nemours corrige le tir, du côté du rythme, en rapprochant sa trouvaille du rythme «Kongo payèt» modifié et en ajoutant le «pap-padap-pap-pap-pap» du gong. Les solos prodigieux de son accordéoniste Richard Duroseau sont inégalables. Le Jazz des Jeunes, malgré son public fidèle, perd du terrain et termine la polémique avec sa chanson «Bawon» ! Nemours vs Sicot Wébert Sicot surgit de l’ombre avec son orchestre pour prendre sa revanche et la relève de cette polémique, tantôt fructueuse tantôt stérile dans «Sispann voye wòch». Sicot est plus doué et plus musicien que son rival. Le carnaval haïtien devient l’arène de confrontation entre les deux couleurs (rouge et blanc) de Nemours et les quatre couleurs de Sicot. Cette rivalité s’enlisant dans des compositions, rengaines et diatribes vulgaires, finit par lasser le public qui se tourne vers les «Combos», ou mini-jazz à effectifs réduits: 3 guitares, un piano ou accordéon, un saxophone parfois, une batterie, un tambour-conga, un floor-tom ou gong (cow-bell). Instrumentation différente de la période précédente ou prédominaient les vents (3 saxophones, 3 trompettes) dans la section mélodique opposée à la section rythmique (basse, guitare, accordéon ou orgue, congas, batterie, gong). Les mini-jazz apportent de la fraîcheur, du romantisme à la jeunesse, des chansons plus riches harmoniquement, avec une orchestration et des arrangements plus faibles et même monotones malheureusement. Ils ont beaucoup de succès, les «Shleu-Shleu», « Fantaisistes de Carrefour», «Ambassadeurs», « Loups Noirs», «Shupa-Shupa», «Difficiles», «Scorpio», «Bossa Combo», «Gypsies», «DP Express», «Tabou Combo». C'est toute une nouvelle génération traversée par d'autres influences; la tendance «latino» bat de l'aile et on s'ouvre au jazz, au rock, à la bossa-nova, au funk. À partir de 1983, il y a officiellement la musique de la dite «Nouvelle génération» avec en exergue et figure de proue «Zèklè» et ses suiveurs. On approfondit du côté des synthétiseurs, des ordinateurs, des sons saturés et programmés du rock, du jazz, pour aboutir à aujourd'hui avec le R'n'B qui marque de son empreinte les nouveaux musiciens, à côté de l'afro-beat et du reggae. Le compas a-t-il gagné ? Le compas a-t-il perdu ? Éternel débat, avec les pour et les contre, en fonction de l'âge des plaideurs, de leurs tendances. On aime ou on déteste le konpa.